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Cinéma : pourquoi il faut voir le documentaire "Ernest Cole, photographe"

En 2013, souvenez-vous, John Maloof et Charlie Siskel étaient partis, avec leur caméra, A la recherche de Vivian Maier, obtenant deux ans plus tard l’oscar du meilleur documentaire. Vivian Maier, c’était cette femme étonnante qui, au début des années 1950, à 25 ans, tout en travaillant comme nounou à Chicago, avait passé sa vie à photographier la rue, ne tirant pratiquement jamais sur papier ses 150 000 négatifs accumulés au cours d’une vie plus que modeste, achevée en 2009 dans l’anonymat le plus complet. Demeurés intacts, les négatifs furent retrouvés, en grande partie par John Maloof, en 2007, dans diverses ventes aux enchères. Identifiés et révélés au grand public qui découvrait là un conte de fées moderne et surtout un film dont la dramaturgie écrasait son objet. Je veux dire par là que les photos de cette amatrice acharnée n’étaient pas et ne sont toujours pas à la hauteur de leur histoire. Leur valeur documentaire, incontestable, ne parvenant à aucun moment à faire de Vivian Maier une artiste. A mon avis.

Ce conte de fées semble avoir trouvé son remake masculin avec la découverte improbable, en 2017, de 60 000 négatifs inédits d’Ernest Cole dans les coffres d’une banque suédoise. Sauf qu’Ernest Cole n’est pas Vivian Maier. Ernest Cole, né en 1940 à Pretoria, en Afrique du Sud, mort en 1990 à New York, n’a pas 20 ans quand il gagne sa vie en balayant le sol d’un studio de photos, à Johannesburg. Comment il se retrouve avec un appareil dans les mains, là n’est pas le sujet. Il photographie la vie des siens, dans la rue, beaucoup, mais à la différence de Vivian, Cole, c’est avec la rage, celle que le sentiment d’injustice rend fou et parfois artiste.

Désenchantement et misère

J’avais 9 ans. Avec mon père et Charlotte, sa compagne du moment, on faisait escale à l’aéroport de Johannesburg, avant de nous envoler pour Lourenço Marques (aujourd’hui Maputo), la capitale du Mozambique, où nous allions passer quelques mois. On attendait notre avion dans le hall et j’ai eu envie de pisser. Il y avait à cette époque, comme vous le savez, des toilettes pour Blancs et des toilettes pour Noirs. Je ne saurais pas dire si c’est mon père qui m’y a incité ou si c’est de ma propre initiative que je suis entré dans les toilettes des Noirs. Quoi qu’il en soit, je trouvais l’idée excellente. A l’intérieur, les types m’ont regardé d’un drôle d’air, mais on n’a pas eu le temps de faire la révolution qui allait mettre à bas le racisme : un policier m’a demandé de sortir, en m’expliquant que je m’étais trompé de porte.

Je garde un sentiment mi-figue mi-raisin de cette dérisoire et confortable protestation anti-apartheid que mon père réalisait par procuration, à peu de frais, et de cet exploit d’enfant de la provocation permanente que j’étais déjà.

En regardant le film de Raoul Peck sur Ernest Cole, je réalise qu’à la même époque, peut-être le même jour, Ernest Cole quittait son pays de malheur, de ce même aéroport. Il en avait marre de photographier le scandale, il partait pour l’Amérique. Pour un peu, on se serait croisés, il aurait pu prendre une photo du blondinet exfiltré par un policier des toilettes réservées aux Noirs. Ça l’aurait alerté sur ce qui l’attendait à New York. D’abord le succès de son livre intitulé House of bondage (La Maison des servitudes), présentant ses photos réalisées en Afrique du Sud. Puis, très vite, après la gloire, le désenchantement, la déprime, parce qu’à Manhattan ou à Harlem, c’est toujours la même chose qu’il photographie : le racisme, l’injustice, la misère, celle qui ne l’a pas quitté et dans laquelle il meurt, épuisé par vingt-trois années de servitude.

Raoul Peck a raison de dire que la question de savoir comment les 60 000 négatifs se sont retrouvés dans une banque suédoise, ça n’est qu’une anecdote, elle ne parvient jamais à écraser le génie du photographe. Cela se confirme avec ses (dernières ?) photos, en couleurs : ce sont encore une fois les couleurs qu’il capture, comme les dingueries du monde.

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