Le devenir écrivain de Susan Sontag
Susan Sontag (1933-2004) fut une forte personnalité nord-américaine du monde culturel, dont l’œuvre protéiforme continue à être lue. S’il faut définir en un mot son travail, on peut rappeler qu’il a pour objet la sensibilité, pensée à partir du monde des images ou à partir de celui des mots. Elle fut critique, essayiste, cinéaste, romancière, mais reste particulièrement connue pour ses travaux portant sur la photographie. À Sarajevo, où elle a une place à son nom, elle mit en scène pendant le siège une pièce avec des comédiens bosniens. Militante, elle s’est battue toute sa vie contre les enfermements, notamment de genre et de « race ».
Nicolas Poirier est de son côté philosophe, enseignant et chercheur, rattaché à l’université de Nanterre. Il nous a déjà gratifié d’un ouvrage imposant portant sur la littérature et l’exil, à travers les trajectoires de Canetti, Gombrowicz, Joyce, Lessing, Mann, Nabokov et Saïd. On le connaît également pour son travail sur Castoriadis. La lecture qu'il fait de l’œuvre de Sontag s’attache aux problèmes relatifs à l’éthique et à l’esthétique, mais elle ne s’arrête pas en si bon chemin. Elle pénètre plus avant dans la pensée de cette « intellectuelle new-yorkaise » et s’attache à des thèmes cruciaux s’agissant de l’esthétique : la question des rapports entre image et la réalité, l’écriture conçue comme intervention, le caractère très personnel de son œuvre. Enfin, ce qui frappe l’auteur, ce sont les rapports entre l’œuvre de Sontag et sa vie : pour lui, Sontag cherche à devenir soi à travers l’écriture.
Un cheminement propre
Le livre dispense une recherche très sartrienne, en affirmant que Sontag s’est employée à embrasser la réalité pour se créer en tant qu’être authentique. Pour son auteur, elle cherche à se donner une place dans un monde qui ne lui en a pas réservé. Elle a trouvé dans la lecture dès son jeune âge et dans l’écriture la promesse d’une évasion hors de sentiers battus du conformisme.
L’auteur nous fait entrer dans sa vie : dans sa famille, mais surtout dans la volonté de Sontag de prendre ses distances avec cette famille, dont elle juge la vie étriquée. Mariage précoce, naissance d’un enfant, acceptation de son homosexualité, et une vie intellectuelle émaillée de nombreuses rencontres : Herbert Marcuse, Paul Tillich, Hannah Arendt… Elle projette une thèse sur l’autotranscendance dans la philosophie française. Mais elle renonce vite au profit d’une écriture plus libre, celle de l’essai et de la littérature. Elle s’engage alors dans les grands enjeux de son époque, les enjeux coloniaux notamment, affirmant en 1967 que « la race blanche est le cancer de l’histoire humaine ». En cela, elle entre dans les vues radicales du milieu intellectuel new-yorkais.
La fabrique du regard
Elle est fascinée par les formes les plus radicales du modernisme artistique. Elle prend appui sur des philosophes comme Nietzsche et Ortega y Gasset, ou des écrivains comme Oscar Wilde et James Joyce. C’est sur ce fond qu’elle tente de repenser les liens entre image et réalité. Elle s’oppose cependant à la perspective déployée à l’époque par Jean Baudrillard, pour qui l’image s’est substituée à la réalité dans la société contemporaine. Sontag refuse au contraire de croire que la réalité est réduite à la grille interprétative que l’on projette sur elle.
Or Poirier observe à propos de cette notion d’interprétation la réticence de Sontag. Si le modèle interprétatif des œuvres d’art s’est longtemps développé à partir des théories de Marx ou de Freud, il a rapidement tourné à une manière de forcer la signification des œuvres, voire au prix d’une destruction de la valeur même des textes ou des ouvrages. C’est ce que Sontag ne cesse de reprocher à ses collègues. Elle s’est plutôt livrée à d’autres formes d’influence : Roland Barthes et la critique littéraire française, soit la littérature de Robbe-Grillet, la nouvelle vague de Godard, l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss…. C’est dire si elle renouvelle pour elle-même une pensée qui veut demeurer vivante.
Et en conséquence, c’est au regard (ou à l’oreille) qu’elle s’intéresse dans le rapport à l’œuvre. Dans la logique de ses inspirations, elle finit par affirmer que « l’art ne vient pas nous parler de quelque chose : il est lui-même ce quelque chose ». Ce que Poirier analyse fort bien.
C’est ainsi que la sensibilité va peu à peu devenir un objet majeur des écrits de Sontag. La jouissance esthétique doit être désintéressée. Pour elle, c’est justement en prenant ses distances avec le monde que l’on perçoit au mieux l’œuvre d’art – ce mouvement s’inversant ensuite, puisque ce que le spectateur (ou l’artiste) en tire lui permet de revenir à la rencontre du monde.
Une constante remise en cause
Parmi les travaux de Sontag, Poirier isole notamment ceux qui portent sur Leni Riefenstahl. Ils s’inscrivent d’ailleurs dans une époque où l’on s’interrogeait à nouveau autour de cette réalisatrice, puisque, outre ses relations avec Hitler, ses accointances avec l’idéologie nazie, elle a fourni à de nombreux réalisateurs des modèles de tournages de films, voire des modèles de cadrages aux réalisateurs d’Hollywood.
À son sujet, Sontag a évolué, témoignant d’une remise en question de son propre regard. D’abord séduite par les qualités esthétiques des films de Riefenstahl, elle reprend le débat sur les rapports de la forme et du contenu des œuvres. En 1974, elle souligne au contraire qu’un contenu se trouve toujours impliqué dans une certaine manière de concevoir la forme. Pour Sontag désormais, rien des œuvres de Riefenstahl ne peut être regardé du seul point de vue esthétique, pas même les photographies des Noubas du Sud-Soudan.
Pour finir, Poirier étudie de près l’écriture de Sontag, le devenir créatif au travers d’une écriture et d’un style qui inventent des manières de se transcender. C’est donc par ce biais, souligne-t-il, qu’elle est parvenue à se créer elle-même, à créer le sujet qu’elle voulait devenir. Elle s’est d’ailleurs chargée d’expliciter cette idée : en affirmant qu’elle voulait devenir écrivain non parce qu’elle avait quelque chose à dire, mais pour le geste d’affirmation de soi.