"On sous-estime la puissance de la flatterie" : la science surprenante de la conversation par une experte de Harvard
"On ne pose pas assez de questions : on ne se rend pas compte à quel point les gens aiment qu’on leur en pose beaucoup, et à quel point ils détestent qu’on leur en pose trop peu." Dans le captivant Talk : The Science of Conversation (2025, non traduit), Alison Wood Brooks, professeure associée à la Harvard Business School, explique, recherches à l’appui, ce qui différencie un bon interlocuteur d’un mauvais. Car si les humains échangent depuis la nuit des temps, la science de la conversation, elle, est relativement jeune. "C’est surprenant, parce qu’on étudie le développement du langage depuis des siècles, mais ce n’est vraiment que depuis cinq à dix ans que, grâce aux avancées récentes — notamment en sciences comportementales et en traitement automatique du langage — on peut commencer à décortiquer sérieusement la façon dont les gens se parlent", souligne-t-elle.
Passée par Princeton et la Wharton School de l’université de Pennsylvanie, Alison Wood Brooks dresse d’abord un constat : "La conversation en face-à-face est très difficile. Nous ne sommes pas doués pour cela, et même les meilleurs communicateurs ont une grande marge de progression." La chercheuse bat en brèche une série d’idées reçues sur l’art de la conversation. L’exemple le plus flagrant ? On se persuade que les bons interlocuteurs posent uniquement des questions passionnantes, sincèrement motivées par la réponse. En réalité, c’est (presque) tout l’inverse. Comment engager la conversation avec un inconnu ? Que faire lorsqu’un blanc s’installe ? Faut-il éviter les sujets météo ? À quoi les gens sont-ils sensibles lors d’une conversation ? Dans un entretien accordé à L’Express, Alison Wood Brooks avance toute une série de réflexions qui feront de vous le roi ou la reine des soirées de l’ambassadeur… Entretien.
L’Express : Dans votre ouvrage, vous expliquez qu’il y a trois siècles, la conversation avait un sens très différent : "C’était un art noble, défini par des échanges élevés sur des sujets d’importance". Comment cette idée de la conversation a-t-elle évolué au fil du temps ? Le terme a-t-il perdu en noblesse ?
Alison Wood Brooks : L’histoire de la conversation humaine est difficile à situer dans le temps. Dans mon livre, j’ai choisi de commencer il y a environ trois siècles, à une époque que l’on appelait justement "l’Âge de la conversation". C’est un moment charnière dans l’évolution du dialogue entre humains. Jusqu’alors, la communication était essentiellement utilitaire — un échange de savoirs pratiques entre agriculteurs, ou bien un langage codifié, contrôlé par les rois et reines de toute l’Europe qui dictaient aux sujets la manière dont ils étaient autorisés à se parler. Mais à cette époque, un peu partout en Europe il y a eu une sorte d’éveil des esprits. Les gens ont commencé à se dire : "Et si on se réunissait simplement pour parler de ce qui nous intéresse ?". Non seulement du fond, mais aussi de la forme : comment voulons-nous échanger ? Quelles règles voulons-nous fixer ensemble pour nos discussions ?
Le siècle des Lumières et cette ère de la conversation prenaient forme au même moment un peu partout en Europe. À Paris, on voyait fleurir les salons brillants, souvent dirigés par des femmes cultivées, où l’on débattait librement des sujets choisis par les invités, et non imposés par le roi. De l’autre côté de l’Atlantique, en Amérique, où la démocratie n’en était qu’à ses débuts, les Européens, à l’image de Charles Dickens, jugeaient les Américains bien peu doués pour la conversation, trop centrés sur eux-mêmes, trop tournés vers le business. Mais dans le monde entier, les gens commençaient à réfléchir à la manière dont ils devaient se parler, et à ce que signifiait bien converser.
Ce questionnement n’est pas sans lien avec la Révolution industrielle. À Londres, par exemple, la culture agraire déclinait, et les mélanges sociaux dans les grandes villes devenaient plus fréquents. L’élite, les citoyens aisés de la haute société, devaient apprendre à échanger avec les classes populaires. Ce n’était plus l’époque où l’on se prélassait à la cour de la reine en attendant qu’on vous dise de quoi parler. Tout cela évoluait. Puis, au XXe siècle, les économistes ont commencé à étudier ce qu’on appelle les jeux de coordination.
De quoi s’agit-il exactement ?
Au départ, dans les années 1950, les économistes et les théoriciens des jeux s’intéressaient à des jeux de coordination très simples, dans lesquels plusieurs joueurs font des choix simultanés – sans communiquer – et où ces choix indépendants déterminent le résultat pour tous les participants. Dans mon livre, j’aborde la conversation comme un jeu de coordination, mais d’un tout autre type : il ne s’agit pas ici d’un choix ponctuel, comme tourner à gauche ou à droite, mais d’une série de micro-ajustements continus.
Dans notre échange, par exemple, vous avez choisi d’ouvrir avec une question : "Donnez-moi un résumé de l’évolution historique de la conversation." J’aurais pu refuser et répondre : "Non, parlons plutôt de l’art de poser des questions." Mais j’ai accepté votre entrée en matière. On coordonne nos intentions, on avance ensemble. C’est cela, une conversation : vous prenez la main, j’accepte, et je vous suis dans cette exploration historique. On voit ce que cela donne.
Dans votre livre, vous vous attardez sur le cas du philosophe Emmanuel Kant…
Bien qu’extrêmement intelligent et reconnu pour sa pensée, Kant n’était pas riche pour un sou. Pendant une grande partie de sa vie, il a mené une vie modeste, vivait dans des pensions publiques et devait subir des conversations bruyantes, ennuyeuses et peu intellectuelles lors des repas autour de tables communes. Ce n’est qu’à la fin de sa vie qu’il gagna assez d’argent pour acheter sa propre maison. Et là, il se mit alors à organiser des dîners.
Et ce qui le ravissait, ce pour quoi il est devenu célèbre, ce sont les règles de conversation qu’il avait établies pour ces repas. Par exemple, il invitait toujours entre six et huit convives, aux profils variés. Le repas suivait une structure précise : des sujets d’entrée pour lancer la discussion, puis des débats sérieux au milieu, et enfin des plaisanteries et un ton léger à la fin. Les plats servis correspondaient à ces différentes phases ; il n’y avait ni temps mort, ni dispute, mais uniquement des échanges brillants, agréables pour tous. Ce qui est amusant, c’est que Kant, grand penseur de l’autonomie et du libre arbitre, imposait ici à ses invités un cadre strict sur la manière même de converser.
Kant ne voyait donc pas la conversation comme un simple bavardage, mais comme un lieu de construction intellectuelle. Que penserait-il de l’essor des réseaux sociaux et des conversations en ligne souvent propices à l’invective et dénuées de sens ?
Les conversations sur les réseaux sociaux sont d’une certaine manière enthousiasmante parce qu’elles donnent l’impression de parler dans une pièce à l’échelle du monde. Ce n’est pas seulement un grand groupe, c’est un groupe d’une immensité inconcevable, et les traces de ces conversations sont conservées pour toujours. Comme je l’évoquais, Emmanuel Kant, lui, insistait pour ne jamais avoir plus de huit personnes à ses dîners. Et je pense que c’était pour de bonnes raisons. Lorsqu’une conversation dépasse huit personnes, elle devient naturellement instable. Les gens vont former des sous-groupes, ils ne participent plus à une discussion centralisée. Les relations entre les participants se multiplient de manière exponentielle à mesure que la taille du groupe augmente.
Les jeunes ne savent plus vraiment converser, c’est inquiétant
Ainsi, envisager aujourd’hui une conversation en ligne qui soit à la fois signifiante, enrichissante, sécurisante et engageante est, en réalité, une perspective un peu folle. La conversation en face-à-face est déjà très difficile. Nous ne sommes pas doués pour cela, et même les meilleurs communicateurs ont une grande marge de progression. Alors, mettons de côté les réseaux sociaux, les échanges en ligne, les textos, les e-mails, et retrouvons-nous, regardons-nous dans les yeux, retrouvons notre humanité. C’est pour cela que notre cerveau a évolué : pour la communication en face-à-face. Et nous ne sommes vraiment pas très bons à cela. Nous sommes loin de la perfection, et nous le faisons de moins en moins, donc nous manquons de pratique. Le projet le plus important de l’enfance est d’apprendre à bien communiquer avec les autres, idéalement en face-à-face. Et les adolescents et les enfants d’aujourd’hui le font bien moins que nous au même âge. Les jeunes ne développent donc pas aussi bien leurs compétences conversationnelles. Et je trouve cela inquiétant, à vrai dire.
Dans votre livre, vous identifiez les qualités d’un bon interlocuteur : le respect, l’écoute, une certaine légèreté, la capacité à poser des questions délicates sans crainte… Pourtant, aujourd’hui, tout semble polarisé. Les gens ne s’écoutent plus. Vit-on encore dans un monde où la conversation est possible ?
C’est une question passionnante. On voit très peu d’exemples de bonnes conversations dans l’espace public. En revanche, on est inondé de mauvaises conversations — ou plutôt, de choses qui ressemblent à des conversations, sans en être vraiment. Quand je pense à la vraie conversation, ce qui la rend magique et si enrichissante, ce sont souvent des choses très simples.
Ce que nous faisons ici, à deux, me semble bien plus proche d’une vraie conversation. Certes, vous allez écrire à partir de cet échange, donc il a une finalité, un cadre. Mais malgré cela, on reste dans quelque chose d’authentique. Pour moi, la "zone magique", c’est quand deux à huit personnes parlent en privé, sans enregistrement, sans photos, sans vidéos pour Instagram. Des conversations pour poursuivre des choses qui comptent vraiment : des liens authentiques, de vraies relations. Des relations durables, qui répondent à nos besoins de connexion, que ce soit dans un cadre professionnel ou personnel. Et ce genre d’échange, on le voit très peu. Ce qu’on perçoit dans l’espace public — débats politiques, interviews télévisées, talk-shows — n’a souvent rien à voir avec une conversation réelle.
Si ce que nous voyons dans l’espace public, notamment dans les débats politiques, ne sont pas de vraies conversations… De quoi s’agit-il au juste ?
C’est un spectacle qui ressemble à une conversation. Les débatteurs se passent la parole, évoquent certains sujets, en évitent d’autres, un peu comme dans une véritable discussion. Mais quand on regarde deux politiciens débattre, ils ne s’adressent pas vraiment l’un à l’autre. Leur but n’est pas d’écouter, de comprendre, encore moins de construire ensemble ou de chercher un terrain d’entente. Leur objectif, c’est d’envoyer des signaux : montrer ce que leur équipe leur a conseillé d’exprimer, prouver leur fermeté, afficher leurs compétences, surtout ne pas se laisser dominer par l’adversaire. Ces objectifs-là sont très différents de ceux qu’on a généralement dans une vraie conversation. On est clairement dans le performatif.
Vous insistez sur l’importance de préparer des sujets de conversation à l’avance. Mais si je vais à une soirée où je ne connais personne, est-ce que je devrais préparer quelque chose ? Et concrètement, quelle est la meilleure façon d’engager la conversation avec un inconnu ?
Préparer des sujets de conversation est évidemment plus facile quand on connaît déjà les gens, parce qu’on peut s’appuyer sur une histoire commune, des souvenirs partagés. Mais même quand on ne connaît personne dans une soirée ou à un événement de réseautage, il est tout à fait possible de se préparer. Pas en pensant à des individus précis, mais en imaginant les types de personnes que l’on pourrait croiser.
Il y aura probablement des célibataires, des parents, des personnes qui travaillent dans la finance, d’autres dans le journalisme, etc. Et cela suffit pour anticiper quelques sujets ou questions qui pourraient les intéresser. Il existe aussi des sujets "passe-partout" bien plus intéressants que les conversations sur la météo, par exemple. Des questions comme "quelle série regardez-vous en ce moment ?" ou encore "avez-vous des projets de vacances ?" permettent souvent de créer un vrai échange, même entre inconnus.
Comment entretenir une conversation intéressante avec quelqu’un de plus cultivé que soi ?
Beaucoup de gens ont peur de paraître stupides ou inintéressants. Ils redoutent de dire quelque chose qui ne soit "pas à la hauteur", de ne pas suivre le niveau de complexité ou d’intellectualisme que l’autre semble attendre. Et je crois que c’est, en grande partie, une illusion. On se met une pression énorme pour paraître cultivé, surtout face à quelqu’un qu’on perçoit comme brillant. On se dit qu’il faut à tout prix être "à son niveau". Pourtant, souvent, les meilleurs interlocuteurs ne sont pas ceux qui savent tout, mais ceux qui savent écouter et poser de bonnes questions.
Et paradoxalement, ne pas tout connaître d’un sujet peut même devenir un atout : si une personne est curieuse, cela permet de poser des questions ouvertes, qui ouvrent la discussion. C’est donc à la fois une question de curiosité, de poser beaucoup questions pour apprendre, mais aussi d’essayer de tisser des liens entre les idées. Peut-être votre interlocuteur s’y connaît-il en astronomie, et vous vous êtes passionné de roller — alors, pourquoi ne pas essayer de connecter ces deux mondes ? Explorer ce qu’on appelle le "possible adjacent", en croisant les domaines de connaissance de façon créative, d’une manière à laquelle ton interlocuteur n’a peut-être jamais pensé.
Vous écrivez que poser plus de questions augmente la sympathie perçue, notamment dans des contextes comme le speed dating. Mais cela ne risque-t-il pas de paraître intrusif au point de mettre l’autre mal à l’aise ?
Les gens adorent qu’on leur pose des questions et il est en réalité très rare d’atteindre un point où cela devient "trop". Dans des contextes coopératifs — c’est-à-dire quand on fait connaissance avec quelqu’un, quand on passe du temps avec un ami, ou toute situation sans conflit d’intérêts —, les données montrent qu’il n’existe pas vraiment de seuil critique. Poser des questions est simplement une façon de montrer de l’intérêt pour l’autre. Cela devient un peu plus complexe dans certains cas.
Il y a ce qu’on appelle des "conditions limites" : par exemple, dans une négociation, où l’autre se demande quelles sont vos véritables intentions : est-ce que cette personne essaie de me manipuler ou de profiter de moi ? Dans ce genre de situation, poser beaucoup de questions peut susciter de la méfiance. Il existe aussi des normes culturelles. Dans certains pays, certaines familles ou même certaines entreprises, il n’est pas toujours courant ou bien vu de poser beaucoup de questions. On me demande souvent si cette tendance à interroger l’autre est typiquement américaine, française, ou propre à une autre culture. Et bien sûr, il existe des différences régionales. Mais il est tout aussi important de rappeler que ces normes varient énormément d’un groupe d’amis à un autre, d’une famille à une autre, ou même entre deux services au sein d’une même entreprise.
Les sujets météo sont un tremplin
Les journalistes, par nature, posent beaucoup de questions, dans leur travail, bien sûr, mais aussi en dehors parce qu’ils sont naturellement curieux et veulent comprendre le monde. Dans un tel cercle personne ne dira soudain "ça suffit", alors que dans un autre groupe, la tolérance aux questions peut être bien plus faible. C’est notre rôle, en tant que bons interlocuteurs, de repérer où se situe cette limite.
Les hommes et femmes parlent autant (environ 16 000 mots par jour en moyenne), mais ils ne posent pas leurs questions de la même manière, selon le contexte…
Les hommes et les femmes ont beaucoup plus en commun en matière de communication que de différences. Nous choisissons tous nos sujets, décidons si nous posons une question oui si nous faisons une blague. Ces éléments fondamentaux ne varient pas selon le genre. Ce qui diffère, en revanche, ce sont les comportements appris. Par exemple : quand osons-nous prendre la parole ? Sur quels sujets nous sentons-nous légitimes ? De quoi parlons-nous avec nos amis ? Un exemple que je cite dans mon livre, c’est celui du Sénat américain.
Des études montrent que les sénatrices prennent beaucoup moins la parole que leurs collègues masculins, parce qu’elles craignent d’être perçues comme agressives ou impolies. Et ces craintes sont fondées : si un homme et une femme au Sénat se lèvent et disent la même chose, la sénatrice est perçue comme plus impolie et agressive. Il existe donc des pressions culturelles qui influencent la manière dont les femmes communiquent, et cela commence dès l’enfance et se poursuit jusque dans les sphères les plus élevées du monde professionnel.
Les femmes tendent à attendre un niveau de certitude plus élevé avant de s’exprimer. Elles ont appris à ne parler que lorsqu’elles sont vraiment certaines de ce qu’elles disent. À l’inverse, les hommes ont souvent davantage tendance à formuler leurs opinions comme des certitudes, surtout en contexte professionnel. Cela peut être lié à la nature — à des facteurs hormonaux, peut-être —, ou à la culture : les femmes ont appris à ne parler que lorsqu’elles sont vraiment certaines de ce qu’elles disent.
Je mène aussi des recherches sur le rire, l’humour et le genre. Nos premières observations montrent que les femmes rient davantage dans les conversations. Elles rient pour toutes sortes de raisons : peut-être parce qu’elles trouvent certaines choses plus drôles, mais aussi pour adoucir l’échange, combler les silences. Cela ne signifie pas qu’elles sont plus heureuses ou qu’elles trouvent tout plus amusant. C’est plutôt que le rire semble être un outil qu’elles utilisent plus fréquemment dans les échanges. Cela pourrait être dû au fait que les femmes occupent, en moyenne, des positions de statut inférieur à celles des hommes.
Beaucoup de gens disent détester les conversations superficielles : parler de la météo, des enfants ou du week-end. Et pourtant, vous écrivez que, contrairement aux idées reçues, le small talk est essentiel. Pourquoi ?
C’est un rituel social bien établi, une manière simple et sans risque d’entrer en relation. Personne ne sera choqué si vous commencez par parler de la météo ou du week-end : ce sont des sujets sûrs, partagés, immédiatement compréhensibles. L’erreur, c’est de rester trop longtemps sur des sujets banals comme ceux-là, sans chercher un point d’entrée pour rendre la conversation plus intéressante, plus engageante.
C’est ça, au fond, le but du small talk : c’est un tremplin. Une façon de lancer la chasse au trésor d’une bonne conversation, celle qui, petit à petit, mène à des échanges plus riches, plus personnels, plus vrais. Personne n’a envie de rester bloqué sur : "Il pleut." "Oui, il pleut." "Oh la la, il pleut depuis des jours." "Tu as vu comme il pleut beaucoup ?"… En revanche, si vous dites : "Moi, je trouve que la pluie rend l’atmosphère vraiment cosy. Et toi, qu’est-ce que tu aimes faire quand il pleut ?", alors là vous ouvrez la porte à une vraie conversation. Vous passez de la simple description à quelque chose de personnel, de vivant.
Comment rebondir lorsque des silences gênants s’installent ?
D’abord, il est tout à fait naturel qu’il y ait des creux dans une conversation lorsqu’on a, en quelque sorte, "pressé tout le jus" d’un sujet. Ce moment d’hésitation où chacun se demande : "est-ce qu’on continue là-dessus ?", "est-ce qu’on passe à autre chose ?" fait partie du jeu. Il faut apprendre à être un peu plus à l’aise, ou du moins plus dans l’acceptation, face à un silence ou une remarque un peu étrange.
On se met souvent beaucoup de pression autour de l’authenticité, mais en réalité, il y a un aspect pragmatique dans toute conversation
Apprendre à accepter le côté un peu chaotique des conversations est, je crois, une très belle chose. Ce qu’on voit le plus souvent dans l’espace public - les séries, les films ou les débats politiques - ce sont des échanges très écrits, des dialogues soigneusement préparés, peaufinés, calibrés. Mais dès qu’on regarde de vraies transcriptions de conversations entre personnes ordinaires — ce que j’ai fait dans le cadre de mes recherches —, on se rend compte que les échanges authentiques sont remplis de pauses, de rires bizarres, de reniflements, de toutes sortes de petits bruits. Et parfois, deux personnes parlent d’un sujet pendant un moment sans que cela ne semble vraiment intéresser l’une ou l’autre. Jusqu’à ce qu’elles bifurquent complètement.
Vous soulignez aussi les vertus de la flatterie…
Tout le monde aime recevoir des compliments. On sous-estime à quel point c’est puissant. Tout le monde aime entendre qu’il est intelligent, brillant, travailleur, beau ou que sa maison est belle. Et on ne mesure pas toujours à quel point cela fait pas seulement du bien à celui qui reçoit le compliment — mais aussi à celui qui le formule. Donner un compliment, c’est offrir un geste d’attention à l’autre.
Pourtant, beaucoup de gens hésitent. Ils se demandent : "est-ce que je vais paraître bizarre ?", "est-ce que je vais les mettre mal à l’aise ?", "est-ce que ce sera perçu comme trop flatteur ou pas sincère ?" On se dit souvent qu’on ne peut faire un compliment que s’il est parfaitement sincère. C’est une intention louable mais la vérité, c’est que la flatterie fonctionne, qu’elle soit sincère ou non. Une étude fascinante montre que même lorsqu’une flatterie sonne faux, elle reste très efficace pour remonter le moral et laisser une impression positive.
La flatterie est un excellent point de départ pour aborder une question plus large : celle de la sincérité en conversation. Doit-on toujours faire un compliment qu’on pense sincèrement ? Doit-on toujours poser des questions dont on souhaite absolument connaître la réponse ? Doit-on toujours aborder des sujets qui nous passionnent ? On se met souvent beaucoup de pression autour de l’authenticité, mais en réalité, il y a un aspect pragmatique dans toute conversation : ce qui compte, c’est que l’échange ne s’éteigne pas, qu’il n’y ait pas de longs silences, que l’autre se sente engagé, valorisé.
Parfois, un compliment partiellement sincère peut servir un objectif plus grand : faire en sorte que l’autre se sente bien, et que la conversation reste vivante et agréable. C’est justement une des questions fascinantes que j’essaie de soulever dans le livre et dans mon cours : est-ce que je veux avant tout avoir une conversation fluide, agréable, un bon lien avec l’autre… ou est-ce que je me concentre à tout prix sur la sincérité absolue à chaque instant ? Quelle est la vraie signification de "l’authenticité" quand on poursuit en réalité plusieurs objectifs en même temps dans une conversation ?
Donc, au fond, il n’y a rien de mal à ne pas toujours chercher à avoir une conversation profonde ou totalement sincère ?
Absolument. Parfois, il faut simplement faire en sorte que la conversation continue. Éviter les silences gênants, maintenir le lien. Et c’est pareil pour les questions : il est parfaitement acceptable de poser une question dont la réponse ne nous intéresse pas vraiment. Le fait même de poser une question est déjà une forme d’attention sincère. Cela revient à dire : je tiens suffisamment à ta présence, à ton esprit, pour lancer cette question, même si la réponse ne me passionne guère.