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Pourquoi les complotistes ont toujours tort, par Julia de Funès

L’époque a cessé de croire aux dieux, mais elle se prosterne devant les plans secrets. A la figure du prêtre succède celle du complotiste : il pourfend les élites comme des marionnettistes, traque dans chaque manager le larbin zélé du grand théâtre capitaliste. Il ne s’agit pas de nier l’existence de complots : l’histoire en est remplie. Mais il y a une différence essentielle entre enquêter sur les faits et tout expliquer par une intention cachée.

Le complotisme n’est pas une simple vigilance, c’est une dérive de l’esprit qui repose moins sur des faits erronés que sur une structure mentale bancale, dont on va faire la généalogie ici en la prenant pour ce qu’elle est : une tentative désespérée d’imposer un sens là où il n’y en a pas — bref, une consolation déguisée en clairvoyance. Comment la repère-t-on ? A ses confusions. Comment la déjouer ? Par des distinctions. Là où la pensée rigoureuse admet que les événements résultent d’un enchevêtrement de causes, le complotiste y plaque toujours une volonté. Ce qui arrive a été voulu. Rien ne surgit, tout s’exécute. Un virus ne mute pas, il est fabriqué ! Une élection ne se perd pas, elle est volée !

Le complotiste confond dans un premier temps causalité et volonté. Or, la causalité n’est pas la volonté. L’une décrit des chaînes d’effets, parfois mécaniques ou involontaires ; l’autre implique un plan, une intention. Faire des causes des intentions revient à masquer l’hétérogénéité du réel sous l’uniformisation d’une volonté. C’est ce que les philosophes appellent une dérive finaliste, et ce que Paul Ricœur désigne comme une "paranoïa herméneutique".

Qui dit intention, dit auteur. Pas de plan sans planificateur. Si tout a été voulu, c’est qu’il y a quelqu’un derrière. Le complotisme, dès lors, anthropomorphise les événements : il transforme le hasard en stratégie, l’imprévu en manipulation. Pourquoi ? Parce que c’est rassurant. Si le chaos a un visage, il peut être combattu. Le complotisme apaise son angoisse métaphysique par une illusion de maîtrise. Ce désir de maîtrise prend la forme d’une logique narrative, d’un récit cohérent. Le complotisme raconte et brode une intrigue, avec ses coupables, ses victimes et ses éveillés au point de recoudre le désordre du monde en une fable bien ficelée.

Le doute questionne, la suspicion accuse

Le complotiste confond dans ce deuxième temps la cohérence et la vérité. Si la vérité procède de l’ajustement de l’idée à la réalité, la cohérence n’est qu’un jeu de l’esprit, une construction autonome qui se satisfait de sa propre logique, fût-elle déconnectée du réel. Pour maintenir une cohérence, encore faut-il écarter le moindre doute. Aucune réserve, aucun fait contraire ne doit venir troubler la belle mécanique. Le complotiste a l’air sceptique ? En réalité, il est verrouillé.

Il confond dans un troisième temps le doute et le soupçon. Le doute questionne, la suspicion accuse. L’un explore, l’autre condamne. Le premier s’ouvre à tout, la seconde s’arme contre tout ce qui pourrait l’infirmer. Le doute ne sait pas, la suspicion, elle, sait déjà. C’est un dogmatisme déguisé en méfiance. Et comme tout dogmatisme, le complotisme en devient irréfutable. Tout ce qui le contredit le renforce. S’il n’y a pas de preuve, c’est qu’on les a effacées ! S’il y a des experts, ils sont achetés ! S’il y a des faits, ce sont des leurres ! Rien ne peut le contredire. Or une pensée en quête de vérité accepte de chuter. Sa grandeur tient à sa capacité à être mise à l’épreuve, corrigée, falsifiée. Le complotisme, lui, ne trébuche jamais, non parce qu’il est vrai, mais parce qu’il s’est rendu invulnérable à toute réfutation.

Il confond enfin l’irréfutabilité avec la véracité, comme si le fait de ne pouvoir être contredit suffisait pour être admis. En somme, le problème du complotisme ne réside pas tant dans les erreurs qu’il énonce que dans les fautes de raisonnement qu’il commet. Celles qui confondent l’intention et la cause, la cohérence et la vérité, la suspicion et le doute, l’irréfutabilité et la véracité. Face à l’inconfort du monde, le complotiste ne pense pas, il scénarise, il ne cherche pas la vérité, il invente une cohérence et propose un roman. Mais un roman construit sur la certitude d’avoir toujours raison — ce qui, précisément, lui donne toujours tort.

*Julia de Funès est docteur en philosophie.

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