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Bruno Bonnell : "La France est un paradis pour les entrepreneurs"

Bruno Bonnell voit loin. Tellement loin qu’un bout d’astéroïde noir charbon trône sur sa table de travail. Cela fait deux ans pile-poil qu’il a été nommé à la tête du secrétariat général pour l’investissement, une structure qui dépend de Matignon chargée de mettre en musique le vaste plan France 2030 : 54 milliards d’euros d’argent public pour inventer l’industrie de demain dans des secteurs aussi stratégiques que le nucléaire, l’hydrogène, le quantique, l’intelligence artificielle (IA) ou les biomédicaments. Un "job de rêve", défend celui qui, dans une autre vie, a été l’un des pionniers d’Internet et des jeux vidéo en France avec Infogrames. Sans langue de bois, il dénonce la mollesse de la modération des contenus sur les réseaux sociaux, suggère d’interdire TikTok, tacle Bruxelles sur le trop-plein de régulation dans l’IA et affirme ne pas vouloir céder aux chantages des multinationales avec leurs promesses de giga-usines.

L'Express : France 2030, ce sont 54 milliards d’euros mis sur la table il y a deux ans par le gouvernement. Certaines voix commencent à dénoncer la lenteur de l’allocation des fonds. Que leur répondez-vous ?

Bruno Bonnell : Vous ne pouvez pas comparer France 2030 avec, par exemple, le plan de relance post-Covid qui fut ce que j’appellerais un "plan guichet". En gros, vous faisiez un dossier, et automatiquement, dans 99,9 % des cas, vous obteniez une gratification de France Relance. Nous ne sommes pas dans la même logique. Nous sommes très sélectifs : 1 dossier sur 3 seulement est retenu au bout d’une instruction qui prend six ou sept mois. Ce qui est, par rapport à l’exigence d’excellence que nous nous sommes fixée, le minimum. Ceux qui imaginent qu’en l’espace de deux ou trois mois on peut identifier sur le territoire français les futures boîtes qui vont faire l’avenir du nucléaire ou accoucher du futur ordinateur quantique sont des rêveurs ! Il faut prendre son temps pour sélectionner les dossiers. En deux ans, sur les 54 milliards d’euros de France 2030, nous en avons engagé 30.

Mais ces 30 milliards engagés ne veulent pas dire 30 milliards déboursés…

C’est vrai. Nous déboursons environ 7 milliards d’euros par an. C’est normal, puisque certains projets s’étalent sur deux, trois, voire quatre ans. Les sommes sont décaissées au fil de l’eau, avec des exigences de résultats. Si les promesses ne sont pas au rendez-vous, on libère ce budget, car d’autres boîtes vont en avoir besoin. On ne rase pas gratis. Aujourd’hui, 3 500 bénéficiaires ont été sélectionnés, dont un peu moins de 20 % de grandes entreprises et près de 60 % de PME. Le solde, ce sont des institutionnels, des centres de recherche publics…

Et quel est le ticket moyen ?

Un chiffre moyen n’a pas de sens, tellement les projets sont différents. Les sommes engagées varient de 100 000 euros à 3,9 milliards. Nous avons déjà des résultats tangibles : 3 200 dépôts de brevet, 56 000 emplois créés ou maintenus, 34 000 nouvelles places de formation dans les compétences et les métiers d’avenir. Nous avons ouvert une école de l’hydrogène, une école de la batterie, une école de la nouvelle agriculture… L’un de mes objectifs est de casser les idoles du passé. En France, on a cette impression bizarre que l’industrie c’est Zola, l’agriculture c’est Péguy, et l’école c’est Ferry. Mais, attendez, on a changé de siècle ! Aujourd’hui, l’industrie, c’est de la robotique, du numérique, du 4.0. Un agriculteur, c’est un ingénieur agronome qui doit gérer énormément de paramètres dans le contexte du changement climatique. Quant à l’école, on sait qu’elle a considérablement besoin de nouveaux outils pour se développer. Se référer à une France de carte postale nous fige. En regardant en permanence dans le rétroviseur, nous avons entretenu le déni sur notre potentiel. Depuis 2017, une bascule s’est opérée, même si beaucoup ont glosé sur la start-up nation.

IA, nucléaire, quantique… Quand on regarde ce que font les Etats-Unis et la Chine, avec des investissements 10, voire 100 fois supérieurs, n’aurait-il pas fallu réduire la focale ?

Là encore, comparons ce qui est comparable. Vous ne pouvez pas opposer la France aux continents que sont les Etats-Unis et la Chine en termes numéraires. Au minimum, le champ de comparaison est l’Europe. Si vous faites la somme de tous les efforts réalisés par tous les pays européens dans ces domaines, on est largement au niveau des Etats-Unis et de la Chine. La seule différence - et elle est de taille, je vous l’accorde -, c’est que ces efforts ne sont pas coordonnés… pour l’instant. Mais l’Europe n’est pas un choix. C’est un impératif. Nous devons travailler ensemble. Sinon, l’Europe restera un espace de consommation, et non de développement. Quant aux secteurs identifiés, ils font partie de notre quotidien de demain et sont au cœur de la souveraineté.

Comment compense-t-on, malgré tout, à l’échelle française, cette faiblesse d’investissement par rapport aux Etats-Unis ou à la Chine ?

En étant plus sélectif sur les entreprises. C’est notre pari. Pour France 2030, on a pris l’élite de la French Tech : 120 entreprises aux capacités de croissance particulièrement importantes. On subventionne à 50 % leurs frais d’export, jusqu’à 100 000 euros, avec Business France. On les aide sur les relais de financements divers et variés : en fonds propres, en subventions, en dette. A ce niveau, c’est du baby-sitting. Je peux comprendre certaines critiques, mais j’insiste : la France est le paradis des entrepreneurs. France 2030 est un pari en blanc sur le futur. L’Etat s’engage sur des innovations et les accompagne à partir du moment où un jury considère que l’entreprise est crédible. Où est-ce que l’on trouve ça dans le monde ? J’ai dirigé une trentaine de sociétés à travers la planète, en Corée, en Australie, en Allemagne, aux Etats-Unis… Il n’y a pas un endroit où vous êtes plus aidé qu’ici. En Chine, vous avez les mains liées par le Parti. Aux Etats-Unis, en cas d’échec, vous perdez tout. On l’oublie souvent, mais la Californie est un véritable cimetière à start-up.

Les Britanniques ont pourtant fait un choix différent en évitant le saupoudrage et en sélectionnant quatre secteurs clefs…

Oui, mais nous ne sommes pas l’Angleterre. De l’autre côté de la Manche, il y a des capitaux privés, notamment d’origine américaine, qui arrosent les centres de recherche. Le vrai problème aujourd’hui, pour France 2030, c’est la mobilisation de l’argent privé. Beaucoup d’entreprises nous disent : "Ah c’est génial, nous allons avoir X milliers d’euros de France 2030 pour développer nos produits, mais en même temps nos fonds propres sont insuffisants…"

Quel effet de levier espérez-vous de France 2030 pour attirer des capitaux privés ?

Aujourd’hui, cet effet de levier est de facteur deux, c’est-à-dire que pour 1 euro promis par France 2030 les entreprises sélectionnées parviennent à lever 2 euros auprès d’investisseurs privés. Ce ratio reste insuffisant. En France, l’Etat se substitue à beaucoup de choses, souvent par manque d’audace des investisseurs et des grandes entreprises.

L'Europe n’est pas un choix. C’est un impératif.

N’êtes-vous pas inquiet lorsque vous observez ce qui se passe aux Etats-Unis, avec cet effet de souffle sur l’industrie américaine provoqué par l’IRA, l’Inflation Reduction Act ?

Bien sûr que ça m’inquiète. Nous sommes en train de parler d’un pays qui, contrairement à ce qu’il affirme aujourd’hui, ne fait pas le choix de la décarbonation. L’industrie du gaz de schiste bat son plein, tout comme l’exploitation du pétrole. C’est à rebours de ce qu’on espère pour notre avenir à tous. Pour des raisons cyniques de pur calcul économique, des dizaines de sociétés, notamment européennes, délocalisent aux Etats-Unis pour profiter de l’IRA, parce que leur conseil d’administration considère que c’est une bonne opération financière. Je suis inquiet de ces discours complètement schizophréniques qui naviguent entre "il faut décarboner" et "c’est la rentabilité qui compte". Ne nous leurrons pas. D’où vient l’énergie utilisée dans ces usines ? Du gaz ou du pétrole… Est-ce qu’on peut se battre contre ça ? C’est presque une lutte morale. Je suis convaincu que l’Europe doit être la championne du changement climatique. C’est une condition sans concession au dieu dollar.

Revenons à la France. Quand on voit TSMC choisir l’Allemagne, le chinois BYD la Hongrie, et Tesla faire monter les enchères, la France souffre-t-elle d’un problème de compétitivité ?

Ce qui est vrai, c’est que nous manquons en France de foncier suffisamment grand – je parle de 200 à 300 hectares - pour accueillir ces giga-usines, en dehors du Grand Est et des Hauts-de-France. Par ailleurs, je pense que nous devons assumer le fait de pouvoir dire non, à un moment, à ces multinationales quand leurs exigences deviennent excessives. Car ces groupes, qui ont très bien compris que tous les pays européens sont dans une course à la réindustrialisation, jouent au casino et font monter les enchères à coups de bluff. C’est du poker. Combien de subventions, combien d’impôts en moins ? Dans certains cas, ce n’est plus raisonnable, compte tenu de la situation de nos finances publiques et de notre dette… La réindustrialisation de la France passera aussi par cette génération de start-up industrielles que nous allons faire émerger. La France n’est pas juste un aimant à attirer des filiales étrangères.

La souveraineté est l’un des piliers de votre plan, notamment sur le numérique. Est-ce que le récent compromis trouvé à Bruxelles autour de l’IA Act la met en péril ?

L’intelligence artificielle est en bourgeonnement, ce n’est pas le moment de lui mettre un coup de gel, au risque de ne pas avoir de fruits. Nous n’avons même pas encore d’applications grand public, pas de ChatGPT français digne de ce nom ! Sauf peut-être Mistral AI, à qui l’on dit : "OpenAI a le droit de faire ceci, mais pas toi." Ça ne marche pas. Selon moi, on doit d’abord atteindre un niveau qui nous permet d’être souverains. Ensuite, on pourra ajouter des bornes. Tel qu’il est conçu aujourd’hui, l’IA Act est un frein qui aura des conséquences sérieuses. Si 80 % des modèles d’intelligence artificielle sont de facture américaine ou chinoise, notre pensée sera demain américaine ou chinoise. On perdrait l’une des grandes singularités de la France, sa langue, qui a dépassé nos frontières très largement et qui, par sa structure sémantique, fait qu’on ne pense pas comme les autres. Il y a un temps pour tout. Je ne suis pas antirégulation. Sur les réseaux sociaux par exemple, c’est urgent. Je serais même assez brutal : j’interdirais TikTok. En dessous d’un certain âge, il faudrait aussi interdire les réseaux sociaux, qui sont addictifs comme la cigarette.

L’intelligence artificielle est en bourgeonnement, ce n’est pas le moment de lui mettre un coup de gel

Vous dites que la bataille de la souveraineté passera par des normes. Pourquoi ?

Oui, j’en suis convaincu : pour garantir une forme de souveraineté, il faut être celui qui définit les normes. Si vous les définissez dans les biomédicaments, par exemple, vous êtes alors en position de force par rapport à ceux qui veulent vous en vendre. Cette méthode est déjà utilisée par la Chine de longue date, qui n’hésite pas à descendre très bas dans la gamme des normes, jusqu’à la taille d’un simple boulon… Mais on ne peut définir une norme que si l’on est puissant. Nous avons aujourd’hui les moyens d’en imposer dans l’hydrogène, le quantique ou encore le spatial.

Au début des années 1990 a émergé le paradigme de "la France sans usines". Bascule-t-on aujourd’hui dans un autre concept, celui des "usines sans emplois", à cause de la robotique et du numérique ?

Dans toutes les usines où l’on a mis de la robotique, on a créé plus d’emplois, voici la réponse simple que j’ai donnée pendant dix ans. Mais aujourd’hui ma position a évolué. Effectivement, on risque de faire tourner ces nouvelles usines sans salariés. D’abord, parce que personne ne veut y aller ! Le problème, c’est l’attractivité. J’ai récemment visité une usine de construction de batteries électriques : contrats payés 35 heures et travaillés 31 heures, salaires très corrects, de nombreux jours de récupération, on est loin des descriptions à la Zola. Pourtant, cette société n’arrive pas à recruter suffisamment. Ensuite, la grande question, c’est la répartition des formidables gains de productivité permis par la robotique et le numérique. A ce jour, ils remontent exclusivement dans les poches des actionnaires, mais ils doivent servir à autre chose. Il faut inventer un nouveau partage de la valeur. Le travail, demain, va se polariser sur ceux qui exerceront un métier et ceux qui assumeront une mission, comme le soin aux personnes âgées, l’éducation des enfants… Des missions qui devront être correctement rémunérées. C’est pour cela que je ne raisonne plus en termes d’emplois. C’est notre ciment sociétal qui est en jeu.

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