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Bardella et les cadres LR : l'opération séduction ne prend pas (pour l'instant)

Jordan Bardella n’est pas l’employé du mois au Parlement européen. Il y est peu investi, son bilan législatif est famélique. Quand il est à Strasbourg, l’eurodéputé à mieux à faire que de potasser d’obscurs amendements sur la politique agricole commune (PAC). Par exemple, bavasser avec ses collègues Républicains (LR). Le président du Rassemblement national (RN) les connaît tous. Brice Hortefeux le trouve "très sympa"; Nadine Morano "s’entend bien avec lui"; François-Xavier Bellamy loue sa "cordialité". Il a noué une relation solide avec Geoffroy Didier, qu’il a connu au Conseil régional d’Ile-de-France. Lors de la présidentielle, les deux hommes échangeaient des messages pour le compte de leurs candidates respectives. C’est lors d’une session parlementaire que le frontiste sonde fin 2021 son collègue sur la tenue d’un débat entre Marine Le Pen et Valérie Pécresse. Jordan Bardella théorise devant le lieutenant d’Éric Ciotti la disparition programmée de LR, ce dernier tempère sa fougue. "La place du favori, c’est celle du mort."

Jordan Bardella aime jouer avec les nerfs d’un parti en sursis. Le Rassemblement national (RN) se sent porté par le vent de l’histoire, quand la droite lutte pour sa survie. Comment résister à une place sur la liste RN, promise à un score historique le 9 juin ? "Nadine, tu viens, quand tu veux !", lui lance-t-il. François-Xavier Bellamy a droit aux mêmes égards le 14 février 2023, au milieu de la cantine des parlementaires. "Il faut que tu nous rejoignes." La séduction se fait au grand jour, là réside son intérêt. Il faut que cela se sache. Ainsi s’écrit le récit d’un parti attractif, qui parachève sa dédiabolisation en courtisant des élus de droite républicaine. Et si cela marche, tant mieux !

Clins d’œil à l’électorat de droite

Qu’elle semble loin, l’OPA réalisée en 2007 par Nicolas Sarkozy sur l’électorat frontiste. Le prédateur est devenu proie. Auréolé d’un sentiment de toute-puissance, le RN joue au chat et à la souris avec LR. Il s’en moque, parfois. "Venez chez nous !", crient à l’Assemblée nationale des députés RN pour souligner leurs convergences sur l’immigration. Donc l’inutilité de leurs pairs. Les nouveaux riches pratiquent aussi l’aumône. En mars 2023, Jordan Bardella promet d’épargner les députés LR qui feront tomber le gouvernement, en cas de dissolution. En politique, la charité est une humiliation.

Le patron du RN laboure une terre fertile. La droite s’est rapprochée des positions historiques du RN en matière d’immigration. Elle propose de s’affranchir des règles européennes et peste contre la justice, frein supposé à un contrôle accru des flux. Lors de la primaire LR de 2021, Éric Ciotti s’était prononcé en faveur d’une "priorité nationale et communautaire européenne [pour] l’emploi, les allocations et le logement".

Ce glissement idéologique est réciproque. Exit le "frexit" ou la sortie de l’Euro : le RN a modéré ses ardeurs souverainistes pour élargir son socle électoral, malgré un programme économique plus étatiste que celui de LR. Dans cette quête d’élargissement, Jordan Bardella fait des clins d’œil à l’électorat de droite : s’y mêle un discours d’avantage pro-business que celui de Marine Le Pen - il épingle le "niveau de charges délirant dans notre pays" - et une mélodie plus identitaire. Il ne se définit jamais d’homme de droite, mais LR sait reconnaître les siens. "C’est dommage que tu sois allé au RN. Tu avais ta place chez nous", lui confiait Nadine Morano il y a quelques années à la sortie d’un plateau télévisé.

Chez les électeurs, cela marche. Sa cote auprès des sympathisants LR dépasse celle de l’ex-patronne du RN. A Strasbourg, les adhérents LR qui viennent visiter le Parlement lui demandent des selfies. Et… c’est tout. "Bardella essaie de contacter des gens tous azimuts, croit savoir un dirigeant LR. Il souhaiterait élargir le spectre et afficher des prises de guerre, comme d’ex-cadres. Mais je n’ai pas l’impression que cela fonctionne." Sénateurs et députés LR connaissent peu le jeune homme, éloigné du Parlement.

LR est un bateau ivre, mais tout le monde reste à bord. Nulle défection de parlementaires ou de dignitaires. Les transfuges sont rares et répondent au même profil : des personnalités de seconde zone ou sans avenir dans le parti. Le député RN Sébastien Chenu avait été écarté des municipales à Paris en 2014, quand l’eurodéputé Thierry Mariani n’était pas dans les petits papiers de Laurent Wauquiez en 2019.

Condescendance envers le RN

La popularité de Jordan Bardella n’y change rien : rejoindre la formation d’extrême droite est un acte lourd. Elle peut frapper d’opprobre social celui qui s’y risque. Quelques bons mots du souverainiste Jean-Philippe Tanguy n’effacent pas l’histoire sulfureuse du parti. La mise en évidence du dernier livre de Nicolas Sarkozy dans une vidéo du président du RN est un détail qui ne fait pas oublier celui de Jean-Marie Le Pen. Thierry Mariani l’a confié en substance à un cadre LR : "J’ai mis du temps à passer le cap. Car socialement, expliquer qu’on va rejoindre le RN, ce n’est pas si facile." La dédiabolisation est plus aisée dans le secret de l’isoloir que devant une caméra de télévision. "Malgré votre évolution, vous êtes marqués d’un sceau", a glissé Brice Hortefeux à l’eurodéputé Jean-Paul Garraud, passé par l’UMP.

Et puis, la droite nourrit une condescendance envers le RN. Celle du fameux "parti de gouvernement" envers la formation protestataire. LR compte dans ses rangs des dizaines d’anciens ministres, ses conseillers de l’ombre sont issus des grands corps de l’Etat. Il toise ce rival au faible vivier de cadres. A l’Assemblée, les députés RN sont plus prompts à obéir aux ordres de Marine Le Pen qu’à briller dans la fabrique de la loi. "Des gens comme Bardella relèvent de la plus profonde superficialité, juge le député du Lot Aurélien Pradié. Il n’y a pas chez eux de personnalités idéologiquement très structurées. Ils butent sur la surdiscipline et la surallégeance à Le Pen. Quelqu’un comme Jean-Philippe Tanguy réfléchit jusqu’au moment où elle lui demande de ne plus réfléchir." Les 88 députés RN n’ont-ils pas voté comme un seul homme la loi Immigration, après l’avoir étrillée dans les médias ? Les coups politiques nourrissent la presse, mais peuvent exaspérer les élus. François-Xavier Bellamy conclut : "Le RN est un parti de gens qui ne travaillent pas."

Eric Ciotti aime ainsi comparer la qualité des propositions de loi LR sur l’immigration à celle de son rival. "Je ne suis pas sûr que le RN puisse faire le 10eme de ce que l’on a fait." Laurent Wauquiez ironisait au printemps dernier sur une hypothétique nomination de Sébastien Chenu à Matignon pour souligner l’incapacité supposée du RN à exercer le pouvoir. "On reste dans l’idée que le RN est condamné à faire de bons scores au 1er tour, et perdre au second", note Brice Hortefeux. François-Xavier Bellamy le théorisait au cœur de la dernière présidentielle. "Si Le Pen échoue nettement, le RN apparaîtra pour ce qu’il est et sur quoi Zemmour a prospéré : un parti qui ne peut pas gagner et ghettoïse son électorat." Ces échecs successifs laissent des traces.

"Si on fait moins de 5 % aux européennes…"

Le deuil est un long processus. Pour les partis politiques, il est parfois interminable. La droite veut encore croire à un destin autonome et renouer avec son passé glorieux. Ses divergences économiques avec le RN sont sa raison d’être. Elle les invoque ad nauseam, qu’importent les gages donnés par Jordan Bardella au patronat. Son espoir : que la fin du macronisme ouvre un nouvel espace politique en 2027.

La fenêtre de tir est étroite. Mais son existence n’incite personne à prendre le large dès 2024. Nul n’a intérêt à dévoiler son jeu trop tôt se mettre sa famille à dos. L’horizon est trop flou pour s’autoriser un aller sans retour. Les européennes de 2024 sont un premier crash test. "Si on fait moins de 5 %, il y a un risque que de cadres se tournent vers le Rassemblement national en se disant qu’il n’y a plus de possibilités réelles pour LR d’avoir un candidat à l’élection présidentielle et qu’il faut prendre maintenant ses marques ailleurs. Des gens choisiront le RN", estime un dirigeant LR. Mais la vraie fin de l’histoire s’écrira en 2027. Le sursaut ou la fin. La renaissance ou le délitement.

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