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Attaques houthistes en mer Rouge : et si l'engrenage infernal avait déjà commencé ?

Attaques houthistes en mer Rouge : et si l'engrenage infernal avait déjà commencé ?

Une dizaine d’hommes en sandales, vêtus de pagnes traditionnels yéménites, fusils sur l’épaule, entament joyeusement une danse guerrière, sur le pont d’un vaste cargo. Des adolescents à la barbe naissante prennent des selfies devant une mer bleu azur. Des enfants s’amusent à piétiner des drapeaux israéliens et américains, devant des tags comme "longue vie aux brigades Al-Qassam" - branche armée du Hamas palestinien. Ces scènes se déroulent sur le Galaxy Leader, un bateau arraisonné sur la mer Rouge le 19 novembre dernier par les houthistes du Yémen, et transformé en attraction touristique pour la population locale, au large du port d’Hodeida. Il constitue la prise de guerre la plus importante depuis que, mi-octobre, ces combattants rebelles ciblent des navires commerciaux dans le détroit de Bab-el-Mandeb, pour afficher leur soutien aux Palestiniens de Gaza, au nom de "l'axe de résistance" mené par Téhéran. Plus d’une trentaine d’attaques, selon l‘armée américaine, via des drones et des missiles.

Ces offensives répétées ont soudain remis au premier plan un conflit qui dure depuis plus d’une décennie : plusieurs milliers de combattants, les houthistes, partisans du clan des Al-Houthi, aujourd’hui dirigé par Abdel Malek al-Houthi, contrôlent depuis 2014 une partie importante du Yémen, le nord-ouest (comprenant la capitale Sanaa et le port d’Hodeida), où vivent à peu près les deux tiers de la population. La guerre civile y a fait plusieurs centaines de milliers de morts, entraînant un effondrement de l’économie et des famines. Face aux houthistes, appuyés par Téhéran, se trouvent les forces loyalistes du président élu Hadi, soutenu par Riyad et porté au pouvoir après la révolution yéménite de 2011.

Comme le prouve l’instrumentalisation du Galaxy Leader, le soutien affiché à Gaza est aussi pour les rebelles une question de politique intérieure. "Ils ont besoin de renforcer leur légitimité nationale", explique Bernard Haykel, chercheur à l’université de Princeton et spécialiste du Moyen-Orient. "Le mouvement, composé de musulmans zaydites, une branche du chiisme, dans un pays majoritairement sunnite, est très minoritaire - 5 à 10 % de la population. Le seul moyen de gagner en popularité consiste à mener la guerre contre l’Amérique, Israël et de défendre l’anti-impérialisme."

Les Etats-Unis entraînés dans la guerre

La mer Rouge est ainsi devenue un terrain de guerre annexe mais puissant dans le conflit entre Israël et le Hamas. Avec des impacts économiques majeurs pour toute la planète, car le passage, qui mène au canal de Suez, voit transiter 40 % du trafic de containers et 12 % du trafic mondial. Les attaques ont forcé les armateurs à dérouter les navires en direction du cap de Bonne-Espérance, rallongeant d’une dizaine de jours le temps de transport et doublant quasiment son coût. Ces troubles font par ailleurs grimper le prix des polices d’assurance et sont susceptibles de désorganiser le trafic commercial dans de nombreux ports.

La mer Rouge, nouveau terrain d'affrontements.
La mer Rouge, nouveau terrain d'affrontements.

Après des ripostes maritimes de la part de la coalition navale internationale formée par les Occidentaux mi-décembre, les Américains et les Britanniques ont finalement décidé le 11 janvier de bombarder directement les positions houthistes sur place au Yémen. "Les frappes étaient plus ou moins attendues, mais il y avait eu jusqu’à présent de la part des Américains une logique de prudence afin d’éviter une confrontation directe", décrypte David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). "Les Américains ont estimé que la ligne rouge avait été franchie le 9 janvier avec le lancement d’une vague de 21 tirs (18 drones et 3 missiles) ne visant pas seulement des navires commerciaux mais également les bâtiments militaires présents pour protéger le trafic maritime", précise le codirecteur de l’ouvrage La mer Rouge : convoitises et rivalités sur un espace stratégique (L’Harmattan, 2022).

De fait, la question des houthistes commence à entraîner les Etats-Unis dans la guerre au Moyen-Orient. Selon Bernard Haykel, spécialiste de la région, les Saoudiens se tiennent à l’écart par peur de représailles, tout en faisant pression pour une implication américaine de grande ampleur. Riyad négocie parallèlement depuis l’été – après son rapprochement avec Téhéran en mars dernier – un cessez-le-feu permanent avec les rebelles. Ce qui peut donner aux Occidentaux un levier de négociation : la promesse d’un cessez-le-feu permanent – et d’un règlement financier généreux – pourrait peser dans la balance. Pour l’heure, malgré les frappes américano-britanniques, les partisans d’Abdel Malek al-Houthi ne semblent pas vouloir reculer et s’enhardissent au contraire : le 14 janvier, un missile de croisière a ciblé un destroyer américain, l’USS Laboon, opérant dans le sud de la mer Rouge.

"La nouveauté de la crise actuelle, ce sont ces acteurs non étatiques qui possèdent des moyens étatiques – missiles, drones – et la capacité à frapper la mer depuis la terre", observe Maxence Brischoux, auteur de Géopolitique des mers (PUF, 2023). "Après l’intervention américaine, les armateurs seront les juges de paix : à eux d’évaluer si le passage semble suffisamment sécurisé. A première vue, pas encore", ajoute le chercheur associé au Centre Thucydide. De tous les espaces maritimes contestés, la mer Rouge possède une dimension plus mythique, par son lien au canal de Suez.

"Un endroit où tout peut arriver"

L’écrivain Patrice Franceschi, à l’origine de la réédition des Secrets de la mer Rouge (Points aventures, 2023) du célèbre aventurier Henry de Monfreid, connaît bien le détroit de Bab El-Mandeb sur lequel il a navigué : "Quand on y passe, surtout lorsqu’on arrive par le golfe d’Oman, on a le sentiment qu’on pénètre dans un lieu où tout peut arriver, en bien ou en mal. Depuis dix ans et le début des tensions au Yémen, avec l’implication des Iraniens, des Saoudiens, etc., la mer Rouge se retrouve au coeur de la guerre mondialisée qui s’installe actuellement." Le navigateur met en avant la difficulté à y assurer la sécurité. "Il faudrait des bateaux de tous les côtés. C’est trop grand pour le faire avec le seul l’appui des nouvelles technologies, drones et satellites. Pour sécuriser la mer, il faut aller frapper à terre."

Les Américains et les Britanniques l’ont bien compris. Cela suffira-t-il ? Car derrière les houthistes plane l’ombre de la République islamique d’Iran. "Cette séquence s’inscrit dans la stratégie des "proxys" – Hamas, Hezbollah, milices en Syrie et en Irak – lancés pour mettre la pression sur les Etats-Unis, l’Arabie saoudite, l’Occident, Israël…", rappelle Bernard Haykel. "Les Iraniens n’ont pas une marine en mesure de se confronter directement à l’US Navy mais ils ont une capacité de nuisance et de perturbation des flux maritimes. On est dans une logique de guerre hybride", précise David Rigoulet-Roze. Les Iraniens disposent sur place d’un navire espion, le Behshad, qui transfère probablement des renseignements utiles pour l’identification des navires, avance le chercheur. "Les rebelles sont à la tête d’un arsenal fourni et extraordinaire au vu de leur puissance, qui plus est mis à disposition gratuitement par les Iraniens, complète Fabian Hinz, chercheur à l’Institut international d’études stratégiques (IISS) et spécialiste en armement. La grande majorité des systèmes de missiles qu’ils possèdent aujourd’hui, à la fois antinavires et sol-sol, sont d’origine iranienne."

Alors que le Hezbollah et l’Iran se sont montrés relativement mesurés depuis le 7 octobre, par crainte de représailles israéliennes ou américaines, les houthistes peuvent plus facilement assumer le rôle d’agents perturbateurs. Même s’ils sont maîtres de leurs décisions opérationnelles, ils n’agissent pas en solo. La solution pour la crise de la mer Rouge se trouve donc – au moins partiellement – à Téhéran. "Jusqu’ici, les Iraniens se sont montrés rationnels, et ils semblaient tout faire pour éviter une confrontation directe avec les Etats-Unis", souligne Bernard Haykel, mais "ils veulent montrer qu’en plus du détroit d'Ormuz, à l’entrée du golfe Persique, ils peuvent bloquer Bab-El-Mandeb et Suez : les trois points d’étranglement stratégiques du Moyen-Orient sont donc effectivement sous contrôle iranien". Dans la crise actuelle, les Iraniens ont pour objectif de sécuriser leur régime tout en gagnant en popularité en s’attaquant à Israël et à l’Amérique. Le combat des houthistes est loin de concerner seulement la Palestine.

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