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Jordan Bardella : la vie secrète de l’enfant roi du RN

Jordan Bardella : la vie secrète de l’enfant roi du RN

Mai 2018, dans une brasserie parisienne. Jordan Bardella a l’air nerveux. Assis, très droit, sur sa chaise, il a les mains posées bien à plat sur son pantalon. Il n’a pas vraiment l’habitude des interviews. A 22 ans, il porte le costume bien ajusté et distille des éléments de langage rodés. Il est déjà conseiller régional d’Ile-de-France du Front national et porte-parole du parti. A son interlocuteur, pourtant, il l’assure : "Je crois que la politique n’est pas une carrière en réalité. Aujourd’hui, je le fais à temps plein mais je veux avoir la liberté d’arrêter, de faire autre chose." L’interview sera diffusée le 21 mai sur la chaîne YouTube France Diversité Média.

Cinq ans plus tard, le nouveau phénomène de l’extrême droite a tourné le dos aux médias alternatifs et leur préfère les plateaux télévisés, où il semble avoir élu domicile. Difficile de zapper sur une chaîne d’information sans le voir apparaître, toujours tiré à quatre épingles et prêt à lâcher une de ses phrases choc, devenues sa marque de fabrique. De porte-parole du parti lepéniste, il en est devenu le président, le 5 novembre 2022, et a ravivé l’intérêt d’électeurs acquis à la droite pour le Rassemblement national sur fond de : "Il est bien ce jeune, et il parle bien". Le commentaire pourrait figurer sur son bulletin. Mieux, en janvier, l’enfant chéri de l’extrême droite est devenu la 30e personnalité préférée des Français, après Alain Souchon, avant Mylène Farmer. Désormais tête de liste pour les élections européennes du mois de juin, il est crédité de près de 30 % d’intentions de vote, et Marine Le Pen lui a promis Matignon si elle était élue présidente de la République. D’ailleurs, l’ancienne patronne du RN ne se prive pas de voir dans la nomination de Gabriel Attal Rue de Varenne la validation de son choix. "C’est très bien, s’est-elle réjouie au téléphone avec l’un de ses interlocuteurs issu de la Macronie. Tout le monde hurlait contre l’idée de Bardella PM [NDLR : Premier ministre], en fait c’est la confirmation que c’est possible ! Macron a pris son mini-moi."

Ses réseaux

Jordan Bardella en a fait du chemin depuis ses débuts au parti, lorsqu’il végétait, en Seine-Saint-Denis, à la tête de Banlieues patriotes, un collectif lancé par le FN en 2015 qui n’a pas donné grand-chose. Et tient à le faire savoir : il ne joue plus dans la même division. Grisé par son ascension éclair, il s’occupe à présent, selon la formule consacrée, de développer son réseau. Son entourage est à deux doigts de le crier au mégaphone devant le siège du mouvement : "Jordan Bardella voit beaucoup de monde." Un soir de semaine, à la questure de l’Assemblée nationale, le frontiste se met à l’aise : place aux mondanités. Depuis peu, Sébastien Chenu, le très urbain vice-président de l’Assemblée, s’est octroyé un nouveau rôle d’entremetteur. Il reçoit les demandes de personnalités qui souhaitent le rencontrer, et organise ensuite des entrevues, 15 par 15. Ce jour, en plein cœur du Palais-Bourbon, on trouve de tout. Un syndicaliste agricole responsable des Jeunes agriculteurs, un vice-président de conseil des prud’hommes, un conseiller municipal Horizons d’Ile-de-France, un éditorialiste autoproclamé rencontré sur un plateau de CNews, un responsable du syndicat national de la boucherie…

Régulièrement aussi, Jordan Bardella accompagne Marine Le Pen à des agapes avec des personnalités issues du monde de l’entreprise. Seul, il rencontre "des patrons", "des cadors du CAC 40" jurent ses proches. Mi-novembre, il a été aperçu avec Amine Elbahi, troisième couteau des Républicains qui partage avec les frontistes le "combat contre l’islamisme et le séparatisme". Ils se sont croisés en soirée et ont discuté, comme ça. Parce qu’il y a une liste à compléter, et que le RN a promis "des surprises et des ralliements". Ils ne vont pas tomber du ciel. Le 23 novembre dernier, sur le plateau de CNews, les micros sont coupés, on se relâche un peu. Mais au fait, cette rumeur, qui circule depuis quelque temps, selon laquelle des personnalités de la chaîne viendraient compléter la liste du RN pour les élections européennes, c’est vrai ? Le frontiste joue le bluff. "Non non, enfin qui sait…" Il se tourne vers Laurence Ferrari : "Mais vous, ça vous intéresserait de nous rejoindre ?" Réponse de l’intéressée : "Plutôt crever." Bon. Pas rancunier, il poursuit la conversation. Et évoque, cette fois, sourire en coin, sa concurrente directe Marion Maréchal, tête de liste du parti d’Eric Zemmour pour les élections européennes. "Jamais elle ne fera 5 %, et puis elle est tellement assimilée au RN que lorsqu’elle parle, c’est la liste Bardella qu’elle fait monter…" Il est comme ça, Jordan Bardella. Il aime les pronostics, la compétition… et laisser aller sa curiosité.

"Pas ébouriffant intellectuellement mais très sympathique"

"C’est un gosse, il est marrant, tu as du mal à tenir une conversation avec lui, il te bombarde de questions, sourit un proche d’Emmanuel Macron. Il n’est pas ébouriffant intellectuellement, mais il est très sympathique." Jordan Bardella le dit parfois : il n’a pas fait d’études, hormis une licence de géographie (qu’il n’a pas terminée) après son bac passé dans un lycée privé de Seine-Saint-Denis. Alors il s’attelle à combler ses lacunes. Prend des cours d’anglais, d’économie. Le fait savoir. Syndrome du bon élève ou maladresse de communication ? Il consulte, aussi. Voilà quelques années qu’il s’est pris de passion pour l’intelligence artificielle, et pour l’un de ses prophètes français : le Dr Laurent Alexandre, un peu macroniste, un peu savant fou. Ce dernier apprécie le jeune premier, avec qui il lui arrive de boire quelques verres au Manko, un restaurant huppé de l’avenue Montaigne. Sur d’autres sujets, comme la question de l’Algérie, il arrive au président du RN de se tourner vers l’ancien ambassadeur Xavier Driencourt, habitué des cercles frontistes et zemmouristes.

Pour ses dîners professionnels comme ses sorties privées, Jordan Bardella préfère désormais les endroits plus discrets, les lieux plus sélects. Récemment, il a jeté son dévolu sur le restaurant Laurent, où Marine Le Pen a été aperçue avec Henri Proglio, au mois de décembre. Il apprécie cette table guindée à deux pas des Champs-Elysées, contrairement à Marine Le Pen qui, dixit son entourage, "déteste les restos chers". Lui est amateur de l’établissement un brin tape-à-l’œil, et de son patron, Tony Gomez, personnage de la nuit parisienne un peu déluré. Il lui est arrivé, aussi, de faire la fête chez Castel, le club très privé de la rue Princesse, dans le VIe arrondissement, où le risque d’être surpris est moindre que dans des lieux plus grand public.

"Control freak"

Comme tous ceux de sa génération, Jordan Bardella a hérité de ses aînés une peur bleue de la photo volée, du dérapage incontrôlé. Crainte décuplée par le fait qu’il tire essentiellement sa réputation de son image. De Jordan Bardella, on connaît surtout le visage lisse, le phrasé choc et la mèche toujours soignée du personnage en représentation permanente. "Quasi maniaque", "control freak" assurent ceux qui le côtoient. Du genre à multiplier les tentatives jusqu’à obtenir la photo parfaite, la lumière adéquate. "Il joue à fond la carte physique du gendre idéal, le visage propre du RN", renchérit un frontiste.

Récemment, il a encore apostrophé Marine Le Pen : "Il faudrait qu’on fasse un shooting photo tous les deux." La patronne lève les yeux au ciel : "On n’arrête pas d’en faire, on en a encore fait un il y a six mois…" "Oui mais… J’ai changé depuis", rétorque timidement l’impétrant, que ses proches observent d’un œil amusé prendre des épaules au fil de ses séances de sport hebdomadaires.

Marine Le Pen lui a promis Matignon si elle est élue présidente de la République.
Marine Le Pen lui a promis Matignon si elle est élue présidente de la République.

Le Bardella show en lasse quelques-uns. "Il vit dans un monde parallèle, tance un élu. Il va falloir qu’il se rende compte un jour que la vie ce n’est pas passer de Strasbourg aux plateaux TV, puis au siège du RN. Il n’a jamais discuté avec un vrai électeur plus longtemps que pour faire un selfie." Qu’importe. Sa maîtrise des codes et de la communication lui permet de se fondre avec aisance dans un milieu médiatique longtemps plutôt hostile au parti d’extrême droite. Le cocktail n’est pas sorcier : jeunesse, sourire, et affabilité ouvrent grand les portes des émissions télévisées. Sans jamais amollir son discours. Sur la sécurité, l’immigration, le "grand remplacement" (la théorie raciste et complotiste popularisée par Renaud Camus), Jordan Bardella tape plus dur et plus fort que Marine Le Pen. S’épanche sur le "remplacement de la population en cours", sur "le déclin civilisationnel" auquel la France ferait face, multiplie les déclarations criardes et parfois hasardeuses sur les chiffres de l’insécurité. Manifestement sans effet repoussoir.

La Bardellamania de la Macronie

Son succès médiatique et son ascension rapide lui valent même d’être comparé à Gabriel Attal, macroniste fraîchement nommé Premier ministre. La Macronie elle-même joue de ce parallèle, tressant par-ci des louanges au dauphin lepéniste, assurant par-là que la nomination de Gabriel Attal serait en fait une "arme anti-Bardella". Tous les frontistes ne sont pas convaincus. "Le duel Attal-Bardella… et puis quoi encore, c’est vraiment typique de cette époque où on retire le fond au détriment de la forme", se lamente un proche de Marine Le Pen. La bardellamania du camp présidentiel s’explique surtout par sa volonté de jouer la carte du conflit entre Marine Le Pen et sa progéniture politique. "Emmanuel Macron spécule beaucoup sur le fait qu’ils pourraient se fâcher", assure un confident du président de la République.

D’autant que, mi-décembre, dans le baromètre politique de Paris Match, le président du RN a pour la première fois dépassé Marine Le Pen en popularité. De quoi inquiéter les amis de la future candidate à l’élection présidentielle. Début janvier, c’est Louis Aliot qui a fait part de ses doutes, lors d’un déjeuner avec un ami frontiste : "Tu es sûr qu’il ne va pas vouloir se lancer ?" Côté lepéniste, on relativise la popularité de l’eurodéputé. "Vous savez, ce genre de classement ne veut pas dire grand-chose… Regardez Simone Veil, elle était la personnalité politique préférée des Français et pourtant elle a pris une monumentale claque aux élections européennes." Sage comparaison ou secret espoir ? Marine Le Pen, elle, jure qu’elle a toute confiance en son dauphin et lui a confié une nouvelle mission : faire plus de 30 % aux européennes. "Je suis absolument ravie de la notoriété de Jordan. Quel futur président de la République se réjouirait de voir que la personne à qui il envisage de confier le poste de Premier ministre est détestée et considérée comme incompétente ?" assurait-elle encore le 14 janvier au JDD.

"Il n’a jamais discuté avec un vrai électeur plus longtemps que pour faire un selfie."

Les proches de Marine Le Pen se méfient

A Jordan Bardella, Marine Le Pen laisse une certaine liberté de mouvement, lui permet même de se brouiller avec ses amis nordistes. N’avait-il pas assuré à Steeve Briois, maire d’Hénin-Beaumont et ami de Marine Le Pen, qu’il allait "rouler en char Leclerc sur sa mairie de merde" à l’été 2022, en marge d’une dispute ? Reconnaissant, Jordan Bardella a donc prévenu ses équipes après la parution de l’élogieux sondage : pas question de voir fuiter dans la presse des "off" sur son potentiel de candidat, ou son émancipation. Et continuer, surtout, à jouer la carte de la complémentarité. "Bardella a deux avantages : il ne porte pas le nom de Le Pen et plaît à la droite, analyse un frontiste. En revanche, il n’y a pas d’adhésion pour Bardella de l’électorat populaire qui nous caractérise et adore Marine Le Pen." Complémentaires mais pas jumeaux, Jordan Bardella évolue dans son propre couloir où il espère séduire les électeurs et élus de droite.

C’en est presque trop. Le 1er décembre 2023, au Salon de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), Jordan Bardella est à la maison. "Je viendrai, l’année prochaine, présenter ma petite start-up politique, le RN", s’esclaffe-t-il. En septembre, il agrémentait sa vidéo de rentrée du dernier ouvrage de Nicolas Sarkozy. La semaine précédente, il était reçu par les étudiants d’HEC. Sept jours plus tard, il déambule parmi les patrons et assure aux journalistes, pêle-mêle : "Le drame de la France c’est qu’on n’a plus de capitaine d’industrie", "LVMH ? Oui, il y a une fierté pour la France que la première fortune mondiale soit française", "la France doit être ce pays de la méritocratie et de l’ascenseur social, et bien souvent les grands patrons ont pris les escaliers plutôt que l’ascenseur", etc. Jordan Bardella, libéral ? Réponse : "Vous savez, l’économie, c’est quelques convictions, mais beaucoup de pragmatisme."

Le Bardellisme est un pragmatisme

Une maxime devenue pour lui loi universelle. Le bardellisme, à peu de chose près, serait donc un pragmatisme. Une posture idéologique nourrie à la droite de la mère. Bien sûr, il faut faire un effort. Etaler sur son bureau quelques ouvrages de Marc Aurèle, Homère ou Chateaubriand, citer Max Gallo, Jaurès ou de Gaulle. Mais, dans le fond, Jordan Bardella l’assume : "Je préfère regarder la 4e saison de Suburra que de me prendre la tête comme vous [NDLR : les journalistes] sur les tréfonds de l’histoire du parti." Enfin… en ce moment, il écrit. Un livre à mi-chemin entre l’intime et le politique, calqué sur les ouvrages de Giorgia Meloni et de Marine Le Pen. C’est cette dernière qui lui a conseillé de se lancer : "Tu devrais, moi ça a cartonné quand j’ai fait A contre flots." Déjà repoussé deux fois, son ouvrage devrait voir le jour après les européennes.

"Il ferait mieux de s’occuper de la gestion du parti", peste un élu. Car l’enfant roi du Rassemblement national suscite quelques ressentiments. "Il est enfermé dans sa société de l’image, de TikTok et des plateaux télés, s’épanche un cadre. Mais être président de parti, c’est 75 % d’emmerdes à gérer : des histoires de conflits, d’argent, d’administration. Rien de tout cela ne l’intéresse. Je comprends qu’à son niveau de médiatisation ça l’ennuie, mais c’est tout de même pour ça qu’il a été élu." Son bilan à la tête du parti ? Une école des cadres quasiment éteinte depuis l’annonce en grande pompe de son lancement, à l’automne 2022. Les annonces, c’est son truc à Bardella. C’est plus fort que lui, le jeune premier préfère la lumière des plateaux aux salles de conférences, fasciné aussi par le théâtre politico-médiatique.

"Allez, dites-moi pour qui vous avez voté ?"

Encore récemment, il avait un jeu avec les journalistes. "Allez, dites-moi pour qui vous avez voté ? Je vais deviner… Vous, c’est sûrement Yannick Jadot, ou Benoît Hamon." Mais il a fallu grandir. Rire un peu moins avec la presse, interdire certains accès, parler un peu plus aux milieux qui comptent. Qu’elle semble aisée, cette transition de militant à aspirant gouvernant. Lors de ses vœux à la presse, il jure incarner la "voie de la raison, de la constance et de la solidité dans un monde politique taché d’hyper-communication et de spectacle en tous genres." La jeunesse est capable de toutes les abnégations. La politique est peut-être une carrière, finalement.

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