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Macron et la lutte contre le RN : histoire d’un basculement

Macron et la lutte contre le RN : histoire d’un basculement

Que retient-on d’un mandat présidentiel ? Des réformes, pourrait-on répondre avec la force de l’évidence. Des mots ou un style, ajouteront les plus sensibles à l’incarnation de la fonction. Un chef de l’Etat laisse aussi derrière lui… un successeur. Il est son legs à la Nation. Parfois désiré, souvent redouté. Il raconte le quinquennat écoulé. En illustre la réussite ou l’échec.

Emmanuel Macron n’a aucune envie d’être accompagné par Marine Le Pen dans la cour d’honneur de l’Elysée en 2027. Le libéral proeuropéen, marchepied de l’extrême droite. L’autoproclamé "progressiste" pavant la voie du nationalisme. Quel échec rétrospectif ! "C’est tout ce qu’on garderait de ces dix ans au pouvoir. Ça le rend dingue", note un ministre. Le macronisme serait mort et coupable. Son autopsie révélerait la trahison du serment prêté par Emmanuel Macron le 7 mai 2017 sur l’esplanade du Louvre : tout faire pour que les Français "n’aient plus aucune raison de voter pour les extrêmes". "Aucun républicain ne peut s’habituer à la présence de l’extrême droite au second tour de chaque présidentielle", affirmait dès le 4 novembre 2016 le leader d’En Marche.

Programme économique "piqué à l’extrême gauche"

La lutte contre le RN est dans les gènes du macronisme. Cette doctrine mouvante s’est construite en miroir inversé de la formation de Marine Le Pen, quitte à danser un étrange tango avec elle. Eternel soupçon. Le chef de l’Etat est accusé de mettre en scène ce duel pour étouffer ses autres adversaires et profiter du barrage républicain au second tour. De détruire méthodiquement gauche et droite pour tuer dans l'oeuf toute alternative républicaine.

Comme si sa mise en garde en 2016 d’une "prise en otage" des démocrates par une "élection tronquée à un tour" relevait du pur cynisme. Emmanuel Macron se défend de tailler un scrutin à sa main. Il ne crée pas le réel, mais compose avec lui. "Vous n’avez qu’un opposant sur le terrain : c’est le Front national. Il faut confirmer cette opposition car ce sont les Français qui l’ont choisie", lance-t-il le 16 septembre 2019 lors du pot de rentrée des parlementaires de la majorité. Le RN reste insensible à ces coups de boutoir. Marine Le Pen a obtenu un résultat inédit en 2022 (41,45 %), son camp est promis à un score historique aux européennes du 9 juin. L’histoire du macronisme s’écrit en parallèle de l’ascension continue d’une extrême droite se sentant portée par le vent de l’histoire.

Cette histoire est aussi celle d’une inflexion. Par ses mots et ses actes, Emmanuel Macron a corrigé sa lutte contre Marine Le Pen. Ce 16 janvier 2024, le président tient sa troisième conférence de presse depuis son entrée à l’Elysée. Dans une tirade enflammée, il tance le RN, parti "du mensonge" et de "l’appauvrissement collectif". Il épingle "l’incohérence" d’un programme économique "piqué à l’extrême gauche", et met en garde contre une désindustrialisation du pays. Bref, dessine la vie des Français sous Marine Le Pen. "Emmanuel Macron considère que le plus efficace face au RN, c’est le 'what if scénario' (NDLR : Et si), confie un proche. Il faut expliquer ce qui se passerait si les mesures RN étaient appliquées."

L'immigration, l'absent devenu omniprésent

Les mesures économiques, essentiellement. Des valeurs, il n’est guère question dans l’exposé du chef de l’Etat, qui ne s’aventure pas sur le terrain moral. Ici, aucune attaque contre le projet discriminatoire du RN. Emmanuel Macron délivre plutôt une feuille de route. Il faudrait "s’attaquer" à ce qui nourrit le vote extrémiste : le chômage de masse, mais aussi "l’immigration clandestine". "J’assume totalement la politique au niveau français et européen qu’on a menée. Pas de naïveté, mais le faire dans le cadre de notre République et de nos principes." Par petites touches, le président parachève sa mue droitière. Il place ses pas dans ceux de LR contre l’ennemi commun. Comme la droite, il range à gauche le programme économique du RN pour le disqualifier. Comme elle, il érige une maîtrise des flux migratoires en arme politique.

D’immigration, il n’est pourtant pas question le 1er mai 2017. Le mot n’est pas prononcé une seule fois. Emmanuel Macron tient son grand meeting parisien d’entre-deux-tours de l’élection présidentielle. Il use alors d’une rhétorique de gauche face au FN. Il en dissèque certes le programme économique, mais lui oppose surtout un "esprit de résistance", formule allusive. Il dénonce un "discours de discrimination" d’une France "recuite de haine". Le projet de l’extrême droite ? "La violence extrême contre les opposants politiques. […] La réduction des libertés et la négation des différences."

Ce jour-là, c’est bien "l’héritage intellectuel, politique et moral de la République française" qui est convoqué. Cette tonalité morale irrigue toute sa campagne. Quand il dépeint en janvier 2017 le FN en parti "de la haine, de l’exclusion et du repli", c’est davantage pour en dénoncer l’essence que l’inutilité. Les symboles se greffent aux mots. Comme lors de cette visite, le 28 avril 2017, du village martyr d’Oradour-sur-Glane, théâtre d’un massacre de la Waffen SS. Le soir même, le candidat évoque à Châtellerault cette "blessure" infligée à la ruralité par "le nationalisme et sa bêtise odieuse". L’allusion est limpide. Trois jours plus tard, il dépose une gerbe de fleurs à la mémoire de Brahim Bouarram, jeté dans la Seine par des militants d'extrême droite.

"Point n’est besoin de courir après le Front National"

Élisabeth Borne peut blêmir au souvenir de ces mots et de ces gestes. Le 30 mai 2023, le chef de l’Etat recadre sa Première ministre, coupable d’avoir renvoyé le RN à ses racines pétainistes. Il juge inopérant le recours à des "arguments moraux" propres aux "années 1990". "Vous n’arriverez pas à faire croire à des millions de Français qui ont voté pour l’extrême droite que ce sont des fascistes", lâche le président en Conseil des ministres. Ainsi raillait-il le 2 avril 2022 lors d’un meeting à la Défense la "pensée molle […] qui a cru qu’on pouvait combattre l’extrême droite en faisant des leçons de morale à ses électeurs". Comme si la convocation de valeurs contre le RN valait culpabilisation de ses soutiens. "Macron a compris que l’argument moral ne servait à rien", juge un ministre issue de la droite.

Six années de pouvoir sont passées par là. Elles ont redéfini le macronisme et sa riposte au RN. Le chef de l’Etat a progressivement enfourché le thème de l’immigration, absent de sa première campagne. La crise migratoire s’est imposée à l’exécutif, l’opinion s’est tendue sur le sujet. Cette prise en main est théorisée par le président. Elle est un outil pour résorber la fracture avec les classes populaires, électorat séduit par Marine Le Pen. "Les bourgeois n’ont pas de problème avec ce phénomène parce qu’ils ne les croisent pas. Les classes populaires vivent avec ça", justifie le président le 16 septembre 2019 devant les parlementaires LREM.

S’emparer de l’immigration pour affaiblir le RN. Oui, mais jusqu’où ? Le 17 mars 2017, Emmanuel Macron lance une mise en garde solennelle lors d’un meeting à Reims. "Point n’est besoin, pour protéger les Français, de proposer la déchéance de nationalité pour quelques-uns. […] Point n’est besoin de courir après le Front National : beaucoup l’ont déjà fait et sans résultat." Les Français préfèrent l’original à la copie : le candidat embrasse cette dialectique de gauche. Six ans plus tard, la loi immigration prévoit la déchéance de nationalité des binationaux auteurs de crimes contre les forces de l’ordre. Emmanuel Macron défend le 20 décembre 2023 un "bouclier qui nous manquait". "Une autoroute vers le Front national", redoutait en décembre un ministre, inquiet de la droitisation du texte au Sénat.

Une guerre de mouvement

Eternel débat. Mordre sur les terres historiques du RN permet-il de le contenir ou le légitime-t-il ? Notre histoire politique est dense. Chacun peut y puiser de quoi nourrir sa thèse. En 2007, Nicolas Sarkozy n’a-t-il pas asphyxié Jean-Marie Le Pen en promouvant un ministère de l’Immigration et de l’identité nationale ? Marine Le Pen n’a-t-elle pas ressuscité son camp en 2012 malgré la campagne "buissonnière" du chef de l’Etat ? Emmanuel Macron a tranché ce débat. Marine Le Pen l’a bien compris. Elle répond en judoka à l’initiative présidentielle. Sitôt la loi immigration votée, elle salue une "victoire idéologique" du RN et l’avènement de la "priorité nationale" dans notre droit. Qu’importe cette lecture partielle et partiale d’une loi qui n’épouse pas son projet. La députée du Pas-de-Calais veut s’extraire de son isolement doctrinal et poursuivre son opération de normalisation. Habile rhétorique, qui vise à dévitaliser tout discours moral face au RN.

Emmanuel Macron n’a pas attendu cette loi pour s’en dessaisir. L’exécutif a observé la mue du RN, qui se dépouille des oripeaux du passé. L’extrême droite a lissé son discours, quand La France insoumise s’embourbe dans les polémiques. "Elle est devenue fréquentable par rapport à l’extrême gauche. Plus Mélenchon est parti sur ligne qui s’éloigne de la République, plus le RN a démontré qu’il en était respectueux", analyse un ministre. Marine Le Pen a investi la marche contre l’antisémitisme du 12 novembre 2023, quand Jean-Luc Mélenchon brillait par son absence. Emmanuel Macron s’adapte aux métamorphoses de son adversaire dans cette guerre de mouvement. La candidate a mené sa campagne présidentielle 2022 sur le pouvoir d'achat, il faut bien lui répondre sur son terrain.

L'Europe, éternel angle d'attaque

Mais quand ses intérêts sont en jeu, le chef de l'Etat s'autorise des petites rechutes. Le 16 avril 2022, à huit jours du second tour de la présidentielle, il érige à Marseille le scrutin en "un référendum pour ou contre notre République", sans s'étendre davantage. Quelques jours plus tôt, il dénonce son projet "raciste" au Parisien, au détour d'une diatribe contre son projet économique et européen. La morale, non, mais si près du verdict, cela ne coûte rien d'essayer.

Souvent macronisme varie. L’engagement européen du président, lui, est constant. De 2016 à 2024, cette cause a nourri son duel avec Marine Le Pen. "C’est le combat du progrès contre le repli, le combat du patriotisme et de l’Europe contre les nationalistes", assumait-il le 2 avril 2022 lors d’un meeting à Nanterre. Un écho à sa critique du projet "isolationniste" du FN en 2017. Pendant six ans, le chef de l’Etat n’a cessé de dépeindre sa rivale en menace pour l’Union européenne et l’indépendance de la France dans le monde. Un parti à la solde d’influences étrangères, comme la Russie, qui guetteraient son élection pour empiéter notre souveraineté. Dans ce combat mouvant contre l’extrême droite, ce pilier européen n’a jamais tremblé.

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