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Daniel Clowes : “Aux États-Unis, tu es un outsider si tu fais preuve de bon sens”

Exposé actuellement à Paris, admiré par Justine Triet, l’Américain Daniel Clowes est en compétition officielle au festival d’Angoulême avec son bouleversant Monica. Rencontre à Paris.

Avec Ghost World, publié à la fin des années 1990 et adapté ensuite en film par Terry Zwigoff, le dessinateur américain Daniel Clowes a d’abord été vu comme le portraitiste de la génération X. Mais, depuis, cette figure de proue de la BD indépendante US – avec Charles Burns ou Alison Bechdel – n’a cessé de se réinventer avec Wilson – également adapté en long métrage – ou Patience.

Près de sept ans après ce dernier livre, Daniel Clowes, qui dessine régulièrement pour le New Yorker, signe son grand retour avec Monica. Cette BD revisite le XXe siècle et les genres de la BD américaine. Mais elle est surtout la biographie fantasque d’une enfant de hippies qui fait fortune dans le commerce de bougies. Un vrai chef-d’œuvre, salué comme tel par Justine Triet. Quelques heures avant d’apprendre ses cinq nominations aux Oscars, la réalisatrice est venue en fan rencontrer l’Américain à la galerie Martel, à Paris, où se tient une belle rétrospective de ses œuvres.

Comment avez-vous eu l’idée de raconter la vie d’un personnage en neuf histoires indépendantes ? 

Daniel Clowes – Quand j’ai commencé, je savais que ce livre couvrirait plusieurs décennies. La première histoire que j’ai dessinée, Pretty Penny parle de la mère de Monica quand elle lui donne naissance. J’avais besoin d’une narratrice et ça ne pouvait être que le bébé. À partir de là, j’ai construit le livre autour du personnage de Monica. Parce que j’ai l’impression de l’avoir vue grandir, je savais à quoi ressemblerait le reste de sa vie. 

Vous partagez avec votre personnage de Monica une particularité : comme elle, votre mère vous a abandonné à vos grands-parents. 

J’ai eu une enfance très compliquée. Quand les gens me posent des questions sur ce sujet, ils pensent pouvoir la comprendre. Ce n’est pas que mon enfance soit dramatique ou pire que celle de n’importe qui mais c’est très difficile d’expliquer à quoi elle ressemblait. Je voulais créer un personnage afin que, si on se rencontrait tous les deux à une fête et que l’on parle de notre enfance, nous puissions sentir de l’empathie l’un pour l’autre. Car c’est très rare, j’ai rencontré très peu de gens qui savent ce que c’est.

Pourquoi inscrire chaque histoire de Monica dans un genre différent ?  

J’ai commencé avec des genres très simples : la BD de guerre, la romance, l’horreur. Ensuite, j’ai manié des genres plus complexes car ça correspond à la manière dont on se souvient de notre propre vie. On se rappelle notre enfance dans des termes très simplistes, presque comme un conte de fées. Au fur et à mesure que l’on grandit, s’ajoutent des couches et des niveaux d’expérience. À la fin, Monica s’évade pour vivre dans un monde très plausible où il n’existe pas les supercheries inhérentes à la fiction. 

“Les meilleurs personnages sont comme des amis”

Vous parlez d’elle comme si elle était vraiment vivante…

Les meilleurs personnages sont comme des amis avec qui, une fois le livre fini, tu n’es plus en contact. On a pris du bon temps ensemble, mais ils ont déménagé et on a arrêté de se voir. 

Dans l’exposition, on voit un dessin représentant Enid, une des deux héroïnes de Ghost World. C’est pareil avec elle ?  

Enid, j’ai l’impression de n’avoir aucun contrôle sur elle. Il y a des gens qui l’adorent et adorent Ghost World, mais ne savent même pas que j’existe. Si je leur dis que je l’ai inventée, ils ne me croient pas. 

Dans Monica, votre protagoniste entre dans une secte. Pourquoi cet intérêt, déjà vu dans vos œuvres, pour les mouvements sectaires ? 

Les sectes m’intéressent depuis l’enfance. Ma mère a pris part à la révolution hippie, dans le côté “nous allons apporter la paix dans le monde et l’égalité des droits”. Mais les hippies, en se rendant vulnérables, ont ouvert la voie aux Manson et autres gourous diaboliques. On voit d’ailleurs le schéma se reproduire avec Internet. Au départ, il y a des programmateurs désireux de partager la culture et la connaissance avec tout le monde. Ensuite, Internet a été exploité par les corporations et des gens horribles. Ça semble être dans la nature humaine. 

Monica reflète aussi la paranoïa américaine…

Je ne suis pas du tout QAnon ou ce genre de choses. Mais je pense que les États-Unis sont un pays incroyablement paranoïaque. Tu es presque un outsider si tu te fies au bon sens et à la raison. C’est contre cette culture de la paranoïa que je me rebelle. La situation actuelle ressemble de plus en plus à ce que je racontais dans mes premiers comics. À l’époque, j’avais le sentiment que c’était des exagérations ridicules, je pensais que, si on pouvait flirter avec la folie, on reviendrait toujours à une certaine normalité. Maintenant, ce n’est plus le cas. 

Comment réagissez-vous quand Justine Triet vous avoue qu’elle est fan ? 

Je savais par un ami commun qu’elle connaissait mes bandes dessinées. Mais c’était super de la rencontrer et j’ai beaucoup aimé son film.

Exposition à la galerie Martel (17 rue Martel, Paris Xe) jusqu’au 24 février

Monica (Delcourt), 108p., 21,90€, traduction de l’anglais (américain) par Jacques Binsztok, en librairie

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