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À plus de 1.200 mètres d'altitude, ces jeunes s'accrochent au plus haut territoire d’élevage permanent en Europe

Sur toutes les montagnes d’Europe, le gradient des 1.000 mètres marque généralement le passage vers le domaine des pâturages d’estive. De tout temps, l’activité pastorale s’y est organisée cinq mois de l’année autour de chalets d’alpage, de cabanes de bergers ou, dans le Massif central, de burons. Sur le massif du Mézenc, les longues fermes aux murs aussi épais que ceux des châteaux forts racontent une autre histoire. Depuis plusieurs siècles, des fermiers et leur cheptel y vivent à l’année entre 1.100 et 1.500 mètres d’altitude.Les hivers sont peut-être de moins en moins rudes, mais quand souffle la burle, il faut avoir le pied (ou le pneu) sûr… Photo Richard BrunelCette occupation permanente des hautes terres est une exception. L’herbe qui pousse sur les flancs de ces monts volcaniques, sur des prairies jamais retournées, concentre tous les parfums de la biodiversité. Le foin est si riche qu’il suffit à engraisser les bovins dans les étables en hiver. Depuis trente ans, la relance d’une production traditionnelle, la viande AOC Fin gras du Mézenc, issue de bœufs et de génisses, a permis de maintenir et de faire prospérer ce système unique.Les plateaux du massif du Mezenc, en tre Haute-Loire et Ardèche. Photo Richard BrunelAujourd’hui, nombre de ces beaux corps de fermes en position dominante ne s’ouvrent qu’aux beaux jours. Ils offrent des vues sublimes sur les monts du Vivarais, les Alpes ou les volcans auvergnats, selon le versant sur lequel on se trouve. Quelques jeunes éleveurs bovins et même ovins tentent de les disputer aux résidents secondaires. Une passion les réunit : la montagne. Les hivers sont peut-être de moins en moins rudes, mais quand souffle la burle, il faut avoir le pied (ou le pneu) sûr…

Solène Tsitos et Etienne CompagnonSagnes-et-Goudoulet (Ardèche)1.240 mètres d’altitude

Etienne Compagnon, 30 ans, et Solène Tsitos, 28 ans Photo Richard Brunel« Nous sommes un peu comme des ovnis sur le plateau », sourit Solène, 28 ans, qui est installée depuis un an avec Etienne, 30 ans, sur une ferme de 80 hectares avec une vingtaine de mères limousines. Ils se sont rencontrés à l’université, en Angleterre. Etienne y a suivi un cursus de sciences politiques et a commencé par travailler dans de grandes firmes ; Solène a œuvré dans l’économie sociale et solidaire. Lorsqu’ils ont bifurqué vers l’agriculture, leurs « travaux pratiques » ont été très internationaux : « Nous avons travaillé sur différentes exploitations en maraîchage, arboriculture et élevage entre la Grèce, l’Irlande et l’Ariège », retrace Etienne.

Sur le Mézenc, l’enthousiasme du couple s’est d’abord heurté au scepticisme de « ceux qui nous disaient : “On en reparle quand vous aurez passé un hiver” », reconnaît la jeune éleveuse. C’est généralement à ce moment de la discussion que Solène mentionne qu’elle a passé son enfance sur une île grecque. Etienne Compagnon, lui, a grandi dans la douceur océanique du Bordelais. En échangeant avec eux dans l’étable, on les sent bien armés, pourtant, pour briser la glace dans ce pays rude. Solène a été embauchée comme technicienne à mi-temps à la Maison du Fin gras, l’outil de promotion de l’AOP qui fait la fierté des montagnards de ce massif. Durant la première quinzaine de janvier, ces deux jeunes éleveurs ont dû casser la glace au sens propre : « C’est descendu la nuit jusqu’à -18 °C, l’évacuateur à fumier était pris », retrace Etienne. Baptême du froid.

«Les bêtes passent cinq mois à l’étable, « c’est là que se déroule l’essentiel du travail quotidien en hiver, donc on est plutôt au chaud. C’est aussi une saison plus calme. Le rythme change. En Grèce, on travaille avec la même intensité en toutes saisons, sauf durant les épisodes de très forte chaleur »

 La mer Égée ne lui manque pas : « J’adore le froid, l’air frais, l’altitude, le ski ». En reprenant cette exploitation située sur le versant ardéchois, Solène Tsitos n’a pas suivi toutes les traces de leur prédécesseur Pierre Chanéac, qui était également moniteur de ski. Sur les pentes du massif du Mézenc, l’économie des sports d’hiver n’est pas vraiment en surchauffe. En cette fin janvier 2024, les canons à neige tapissent péniblement l’unique pente d’initiation de la station des Estables. La chance de ces candidats « hors cadre familial » est d’avoir rencontré un retraité volontaire pour leur louer 80 hectares de prairies.S’ils commencent à le faire évoluer, notamment en sortant les limousines par petits lots en hiver, quand le temps le permet, les fermiers ont repris le système traditionnel et les réseaux de commercialisation de Pierre Chanéac : des génisses engraissées pour l’AOC et des veaux en vente directe.Etienne et Solène se fondent dans ce décor : « Je crois qu’on ne reverra pas les grands hivers dont nous parlent ceux qui sont nés ici, quand le plateau était enneigé de novembre à avril », commente Solène. « Ces dernières années, on a pu avoir jusqu’à deux semaines de neige et puis ça fond d’un coup. Dans la culture agricole locale, la neige reste vécue comme une contrainte, alors qu’elle a des vertus, elle ralentit par exemple la prolifération des rats taupiers », complète-t-elle.Restent les « épisodes intenses », quand les routes sont balayées par la burle : « Et là, tu ne vois plus rien, tu comprends pourquoi les piquets rouges sont plantés des deux côtés. Cela dit, les routes sont bonnes et rapidement déneigées ».Les jeunes fermiers de la Padelle ne s’en adonnent pas moins à l’activité charitable qui finit par lasser leurs collègues du Mézenc

« On a déjà remorqué trois voitures de touristes cet hiver. Il y en a toujours qui pensent pouvoir passer sans pneus neige et qui se laissent surprendre »

Le jeune couple éprouve au quotidien la solidarité des paysans montagnards. « La transmission de l’exploitation s’est étalée sur deux ans. On a effectué des stages dans cinq exploitations du plateau, ça crée des liens », explique Solène, qui va boire son café dans le troquet de Sainte-Eulalie, le bourg d’à côté. Néoruraux, peut-être, mais « quand on élève des vaches plutôt que de faire pousser des plantes médicinales, on est moins assimilés à des alternatifs », observe la jeune éleveuse.

Baptiste BonnefoyFerme de Jean, Les Estables (Haute-Loire)1.375 mètres d’altitude

Baptiste Bonnefoy, 29 ans. Photo Richard Brunel« Je n’ai pas de tracteur, j’ai 25 vaches aubrac et abondance et je prends un mois de vacances en été », lance, un poil provocateur, Baptiste Bonnefoy, 29 ans, qui s’est installé en 2022. Baptiste est le fils de Bernard Bonnefoy, président de l’AOP Fin Gras du Mézenc, lequel ne ménage pas sa peine pour promouvoir et incarner cette production haut de gamme. Sans tourner le dos à la passion familiale, le fiston a entrepris d’affirmer sa différence en modifiant l’équation permettant d’atteindre lune égale excellence. Le jeune éleveur a choisi de lancer son activité « dans la campagne », entendre dans une ferme à l’écart et située sur un autre versant du mont d’Alambre, qui domine le bourg des Estables. « Dans les années 1960-1970, une partie des éleveurs de la commune a délaissé les fermes isolées pour se regrouper dans le bourg. Ça offrait plus de commodités en hiver », explique Baptiste. Il loue aujourd’hui un bâtiment à la famille Exbrayat, qui fut à l’origine du renouveau du Fin Gras (lire ci-dessous).

Pas vraiment convaincu par sa formation en lycée agricole, le jeune Bonnefoy est allé faire ses armes dans une autre zone d’élevage de montagne : en Ariège, où l’on pratique l’estive. Son troupeau n’aura qu’à sortir de l’étable au mois de mai pour prendre ses quartiers d’été. À contre-courant des éleveurs de l’appellation, qui se concentrent sur la fenaison, Baptiste Bonnefoy inaugure une forme d’estive, une innovation sur ce massif : « L’ONF m’a proposé des clairières, des prairies pentues situées entre les boisements et classées en zone naturelle. Les arbres sont matures et ne risquent rien. Je peux aussi faire pâturer les pistes de ski, dont l’herbe était, jusqu’à maintenant broyée », détaille le jeune éleveur, qui loue au total 80 hectares.

« Une fois que j’ai posé les clôtures, mes vaches ont tout ce qu’il faut, y compris des ruisseaux pour s’abreuver. Ce qui me permet de partir en vacances en plein été, contrairement aux collègues qui sont accaparés par les foins »

 Ce système sans grosse mise de départ repose aussi sur l’entraide : son voisin et propriétaire, Noël Exbrayat, lui rétrocède une partie de son foin. Soucieux de la « résilience » de son élevage à très faible empreinte, Baptiste est conscient que l’équilibre écologique du milieu est fragilisé : « J’ai vu disparaître les zones humides. Au printemps, on n’entend plus les grenouilles ». En ce mois de janvier, à quelques kilomètres des Estables, la jeune Loire bondissait encore.La jeune Loire et le Mont Gerbier de Jonc en janvier 2024. Photo Richard Brunel

Élisabeth Aubry, Ma Fol’bergerie, La MindreBéage (Ardèche)1.410 mètres d’altitude

Babeth Aubry, 42 ans. Photo Richard Brunel« Depuis la maison de mes parents, qui se trouve un peu plus bas sur le plateau ardéchois, je voyais le Mézenc, le Gerbier de Jonc, mais mon préféré c’était le Montfol avec ses trois bosses », s’amuse celle qui a acquis une grosse ferme traditionnelle plantée à quelques minutes de marche du sommet convoité. Élisabeth, que tout le monde dans la contrée appelle Babeth, a eu confirmation de cette attirance pour cette montagne « lors d’une rando que j’ai faite à 15 ans avec des copains ». Babeth se définit comme « fille de néoruraux ».

Ses parents sont venus de Lyon pour élever des chèvres en Ardèche. Ma Fol’bergerie s’inscrit donc dans une histoire familiale, et Babeth, 42 ans, trois enfants, assume aimer les défis « hors cadre ». Sa première expérience agricole s’est déroulée « durant quatre ans, au Sahara, au Maroc ». Elle a également été membre d’un GAEC dans le Diois (Drôme) : « C’est là que j’ai définitivement constaté que les coins arides et trop chauds ne me convenaient pas », sourit-elle.

Avec son compagnon, menuisier, Babeth a retapé à partir de 2018 cette ferme de la Mindre, « qui était inhabitée depuis 30 ans ». C’est actuellement la plus haute exploitation en activité du massif du Mézenc.

L’étable est peuplée tout l’hiver d’un troupeau de brebis laitières lacaune et thônes-et-marthod, qui ont droit, elles aussi, à l’un des meilleurs foins de France.Les brebis laitières lacaune et thônes-et-marthod, passent, comme les bovins du Plateau, tout l'hiver au chaud. Photo Richard BrunelLes 8 hectares de la ferme n’y suffisant pas, à la belle saison Babeth accompagne ses brebis sur le Montfol : « Je préfère passer deux heures à les garder que deux heures à faire une clôture » .

Ses fromages, dont des tomes, sont vendus sur le marché des Estables et dans des magasins de producteurs. Jusqu’à la naissance des premiers agneaux, la ferme vit au ralenti : « Je fais 90 heures par semaine en été, l’hiver je fais les papiers. C’est en accord avec le rythme biologique du corps », assume Babeth.Le gros coup de neige n’est pas redouté sur les pentes du suc.

« C’est rare qu'on soit bloqué trèslongtemps. Et on fait des stocks, on peut voir venir ». « Le fait d’être éloigné de tout est en fait plus contraignant que l’altitude »

Et quand vraiment la burle s’en mêle et fait monter les congères comme des îles flottantes,  « il arrive qu’on ne puisse plus accéder à la ferme. Alors on se gare à 1 km et on finit à pied, ce n’est pas très contraignant ». Les premiers voisins sont loin, Babeth Aubry voit des fermes environnant le Montfol être rachetées à des prix fous. « Des gens rappliquent à cause du réchauffement », mais la bergère du Montfol prévient : « S’il y a moins de neige, il y a toujours le vent. Si le thermomètre descend à -15°C, le ressenti c’est -20 °C ».

Les souvenirs d'Etienne Exbrayat : « En hiver, on allait autrefois au bourg en traîneau »

« On n’est plus trop embarrassé par la neige », constate Etienne Exbrayat, qui a vécu la majeure partie de son existence à 1.375 mètres d’altitude, sur la commune des Estables. Les « hivers où l’on avait de la neige durant presque six mois » , n’ont en fait jamais vraiment dérangé cet agriculteur né en 1934. Dans sa jeunesse, à la ferme de Jean, « du lard pendait dans la cuisine, des patates, du fromage et du beurre étaient stockés à la cave ». Ses parents, attelaient « un traîneau à la jument pour aller le dimanche à la messe au bourg », à 4 km.

Etienne et ses frères circulaient eux-mêmes volontiers à ski. La difficulté étant de se rendre quotidiennement à l’école, c’est pourquoi l’école libre des Estables accueillait des petits pensionnaires dès les classes primaires. Etienne Exbrayat, qui a vécu de bout en bout la grande révolution agricole du siècle dernier fut, la retraite venue, à l’origine de la création de l’AOP Fin Gras du Mézenc. Le bonheur de cet étonnant retraité est de pouvoir toujours vivre au plus près des vaches de son fils et de celles se son jeune locataire Baptiste Bonnefoy.Baptiste Bonnefoy, 29 ans et son voisin Etienne Exbrayat, 90 ans. Photo Richard Brunel

Dans la mémoire d’Etienne Exbrayat surgit cet été 1952, où les bœufs ayant déclaré forfait pour cause de fièvre, « on avait fauché 20 hectares de foin à la faux, à trois ».

L’évocation de cet exploit agraire renvoie au documentaire « Ardéchois, paysans montagnards », consacré à la vie des « derniers des Mohicans » du massif du Mézenc et du plateau ardéchois. Ces images tournées sur une quinzaine d’années ont capté des gestes ancestraux, au rythme des saisons, dans des fermes isolées et sans grand confort. Le réalisateur, Bernard Peyrol, est devenu familier d’ultimes représentants d’une agriculture non mécanisée.Portrait de Pierre Pizot, dit Pierre des Boutieres, paysan emblematique du massif du Mezenc disparu à l'age de 85 ans Photo Richard Brunel

Son film, qui suit notamment le labeur de Pierre Pizot, dit Pierre des Boutières, a obtenu un succès assez inattendu dans les cinémas du Vélay, d’Ardèche et dans différents départements d’Auvergne-Rhône-Alpes. Le ton passéiste est assumé, les images sont belles et le public a suivi une démarche sincère. Bernard Peyrol, réalisateur indépendant, a édité un DVD, qui est aujourd’hui disponible. Points de vente indiqués sur la page Facebook Audiovision Bernard Peyrol.

Pierre Pizot, alias "Pierre des des Boutières", avec le Mézenc derrière lui, en train de couper du bois devant sa ferme. (photo d'archives L'Eveil)Reportage : Richard Brunel (photos), Julien Rapegno (texte)

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