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“Screenshots”, le recueil de photographies dérangeantes de Miroslav Tichý

La Rochefoucauld disait que “le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement”. Mais La Rochefoucauld n’était pas un vieux Tchèque, à moitié clodo, vivant dans une cabane de chiffonnier quelque part en Moravie. Auquel cas il aurait rajouté à sa liste la femme. La femme, toutes les femmes, le nombre infini de femmes que Miroslav Tichý n’a cessé de photographier des années 1970 à sa mort en 2011. Ces filles qu’il n’a pourtant jamais cessé de ne pas regarder directement, mettant entre elles et lui un appareil photo, une vitre : un objet pour mieux voir, mais surtout un objet pour ne pas être vu en train de les regarder.

Les caméras de Tichý sont d’ailleurs une légende à elles seules. Il les fabriquait lui-même, à partir de conserves, de tubes rouillés, de plaques de verre ramassées par terre – des verres optiques qui captaient mal les rayons lumineux et saisissaient la forme d’un corps ou d’un visage dans un flou semi-aveuglé, qu’il s’employait ensuite à modifier, recouvrant ses tirages d’un éclat déjà pisseux par le sel de la poussière, par le noir de la crasse, par la boue.

Ces chefs-d’œuvre par dizaines, dont il ne savait pas la valeur, traînaient par terre entre deux vieux journaux dans sa cabane. L’art de Tichý, c’est sa pauvreté, sa misère, sa folie inquiétante. Bien sûr qu’il était génial : il n’y a pas une photo qui ne soit pas poignante, dans sa manière de hurler un désir impossible à l’endroit des filles tchèques. Mais son obsession fait peur. Oui, elle fout une trouille monstre. Et quand on regarde une photo de Tichý, les deux mouvements – la sidération et la gêne – cohabitent. On ne peut oublier l’un sans aussitôt mentionner l’autre. Dans sa ville, où l’on avait pris l’habitude de le voir errer avec sa boîte de conserve autour du cou, on l’appelait le “fada”. Tichý était un ogre. Sans doute inoffensif mais un peu dégueu, faisant l’amour du regard et du regard seulement. D’un regard maintenu à distance, épouvanté devant la femme : l’homme, dans ce qu’il a de plus tragiquement désolé, réduit à l’état de pulsion.

Il y a presque vingt ans, lorsqu’on le découvrit à Paris (Beaubourg), à Zurich, à Tokyo, à New York ou à Londres (où Nick Cave fit un texte pour un catalogue aujourd’hui introuvable), on n’en revenait pas : jamais le voyeurisme n’avait été poussé à un tel paroxysme, à un tel vertige. Ses images produisaient des déesses, des femmes tellement idéalisées qu’elles n’avaient déjà plus rien de réel. Il ne cherchait pas à les connaître, mais à les saisir dans son délire. L’image advenait avant de s’en retourner dans le flou qui l’avait vue surgir. L’amour flou, si l’on veut.

Or voilà : on apprend cette année, par un nouveau livre, Screenshots, un beau volume grand format, souple, fait avec ce qu’il faut de modestie pour ne pas propulser trop vite ces images venues de l’art outsider dans une muséification qui en gommerait les aspérités, que Tichý faisait plus apeuré encore : comment est-ce même possible ? Eh bien le soir, chez lui, il photographiait aussi les écrans de télévision.

Il se trouve que sa ville, Kyjov, est située près de la frontière autrichienne. Aussi pouvait-il capter sur sa télé noir et blanc les programmes non censurés, avec ce qu’ils comportaient de beautés dénudées. Ce qu’il n’osait pas demander à ses modèles, la télévision autrichienne le lui amenait. Au même moment (les années 1970-1980), Tom Wilkins, un Américain tout aussi inquiétant, faisait des Polaroid par centaines de femmes épiées jour et nuit sur les chaînes câblées américaines (l’ami Sébastien Girard fit l’acquisition il y a douze ans de 900 de ces Polaroid qui ont donné lieu à l’une des plus belles expos de Paris Photo 2023). Ce sont des artistes obsédés par leur pulsion qui forcément inquiètent et pourtant fascinent. Car leurs images, dont on ne peut se débarrasser trop vite, disent des choses que seul·es les psychanalystes entendent : l’objet de désir ne pouvant se regarder en face. Comme le soleil, comme la mort.

Screenshots de Miroslav Tichý (Periferia), 256 p., 75 . En librairie.

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