World News in French

Crypto : "Avec la financiarisation du bitcoin, on réouvre la boîte de Pandore"

Crypto :

Le feu vert a été donné. La SEC, le gendarme des marchés financiers américain, a accepté mi-janvier la création d’une dizaine de fonds négociés en Bourse (ETF) dédiés au bitcoin. Un tournant pour ce jeton numérique, quinze ans d’âge, au poids relativement marginal dans l’économie mondiale, et à la réputation lestée par son caractère hautement spéculatif et sa notoriété dans le crime organisé. Des millions d’investisseurs, institutionnels comme particuliers, peuvent désormais répliquer les performances du bitcoin dans le but d’améliorer leurs rendements. Sans en détenir aucun réellement.

Si la nouvelle a été chaudement accueillie par la communauté "crypto" en quête perpétuelle de légitimité, l’accession du bitcoin à Wall Street représente aussi une forme de renonciation. La destinée du jeton semble désormais s’inscrire comme actif financier, constate Odile Lakomski-Laguerre, maître de conférences en sciences économiques à l’Université de Picardie Jules Verne et spécialiste de la monnaie. Aux antipodes de sa volonté initiale : offrir une alternative de paiement face au dollar ou à l’euro.

L’Express : Vos différents travaux sur le bitcoin, publiés ces dernières années, soulignaient déjà son inexorable absorption par le monde de la finance. Son intronisation à Wall Street, en 2024, répond finalement à une sorte de logique…

Odile Lakomski-Laguerre : Effectivement, c’est une étape de plus dans la légitimation et dans l’institutionnalisation du bitcoin comme produit financier. Le processus était bien entamé depuis 2017, lorsque la Bourse de Chicago a autorisé pour la première fois la possibilité de trader les cryptomonnaies. C’est à cette période que l’on commence d’ailleurs à parler de lui comme d’un "cryptoactif", alors qu’auparavant, on lui préférait le terme de "cryptomonnaie". Un basculement sémantique qui éloignait déjà le bitcoin de sa vision d’origine, celui d’un système de paiement alternatif.

Pourquoi cette promesse initiale semble désormais lointaine, malgré la reconnaissance, ces dernières années, du bitcoin comme monnaie légale par le Salvador, ou bien plus récemment encore, l’accession au pouvoir d’un pro-bitcoin en Argentine ?

Pour ces pays, il s’agit surtout d’un coup politique, visant à s’approprier le discours très anti-système du bitcoin, et à s’opposer à la domination du dollar sur leur économie. C’est vraiment une logique rebelle. Mais on voit bien que ce n’est pas tellement rationnel économiquement, et que l’adoption massive de la population ne suit pas. On ne peut pas la forcer. L’histoire monétaire montre que ce processus a souvent été le fruit d’un jeu très subtil entre le pouvoir politique et la sphère des marchands. Or, ces derniers ne l’ont pas adopté car il y a trop de contraintes en termes de conversion et de risques liés à la volatilité de la cryptomonnaie.

La financiarisation du bitcoin tient également à ses caractéristiques primaires : son offre est limitée par son protocole informatique, ce qui en fait un objet rare. Si la demande augmente au fur et à mesure du temps, sa valeur ne peut donc que grimper. C’est ce qu’il s’est passé, dans un contexte de politique monétaire hyper accommodante, après la crise financière de 2008-2009 et jusqu’en 2022, du fait d’une injection massive de liquidités. L’une des principales conséquences a été la baisse de rentabilité des classes d’actifs traditionnels comme les obligations. Les investisseurs ont alors cherché du rendement là où ils pouvaient en trouver, comme dans les cryptos. C’est peut-être l‘erreur fondamentale de ceux qui ont créé le bitcoin : avoir trop insisté sur cette fonction de réserve de valeur, au détriment du reste. C’est aujourd’hui cette dimension qui remporte le plus de succès.

En est-il désormais prisonnier ?

On est face à une innovation radicale, qui résonne avec l’état d’esprit actuel : montée du populisme, défiance vis-à-vis des institutions étatiques… Je pense que cette idée d’utiliser le bitcoin comme système de paiement perdurera. Mais ça ne marchera pas à grande échelle, parce que vous ne pouvez pas faire fonctionner ce type de monnaie dans une économie en expansion avec une offre limitée. Elle peut coexister à la marge, avec d’autres, mais il y en aura toujours une qui dominera largement, pour des questions de simplicité d’usage. Et pour le moment, la plupart des gens n’ont aucune raison d’abandonner leurs monnaies domestiques. Ce type de proposition est peut-être arrivé un peu tôt. Nous ne sommes qu’au début de l’ère du numérique. Il n’est pas impossible que d’autres réussissent, plus tard, sous une autre forme. Mais il n’est pas impossible non plus que le système bancaire rebondisse lui aussi et construise des systèmes de paiement mieux adaptés à ce monde digital.

Ces ETF ne sont-ils pas, finalement, un cadeau empoisonné pour le bitcoin, qui se retrouve un peu plus dans l’œil du régulateur et laisse son idéal de côté ?

C’est vrai, alors même que l’histoire ne débutait pas si mal. On peut très bien ne pas être d’accord avec l’aspect libertarien, anti-étatique du bitcoin, mais il dénonçait à sa manière les abus de la sphère financière avant 2008, les excès du capitalisme. Tout en reposant sur une technologie, la blockchain, très intéressante au demeurant. C’est un peu dommage, désormais, de voir cette innovation se limiter à un actif financier, alors qu’il n’en est pas un.

Un bitcoin n’a strictement rien à voir avec une action ou une obligation. Il n’y a pas d’Etat, ni d’entreprise derrière. Pas de logique de production, de création de valeur. Le bitcoin, c’est un actif réel, semblable à un lingot d’or. Sa financiarisation est symptomatique du fonctionnement du capitalisme dans lequel nous baignons depuis les années 1980, et dont on n’est toujours pas sorti. A savoir un capitalisme essentiellement tiré par la finance. Les fonds d’investissement sont autorisés à proposer des produits financiers liés à un écosystème dont on sait très bien que les cours et la valorisation sont très volatiles. Le marché des cryptomonnaies lui-même est très peu régulé. Il ne fonctionne pas comme les marchés financiers. De gros portefeuilles détiennent beaucoup de cryptomonnaies et peuvent, d’un seul coup, parce qu’ils jouent sur des volumes énormes, influer massivement sur les cours. Ce n’est pas le cas sur un marché financier classique, tenu par des entreprises de marché qui ont pour vocation d’avoir une chambre de compensation, de surveiller la régularité des opérations.

L’écosystème crypto pouvait s’amuser à faire un peu d’économie de casino, sans que cela soit dommageable à l’ensemble du système financier, étant donné que cette activité restait quand même assez marginale et confinée. Aujourd’hui, avec les ETF, j’ai l’impression qu’on réouvre la boîte de Pandore. Et qu’en fin de compte, nous n’avons rien retenu de la crise de 2008.

Читайте на 123ru.net