Colère des agriculteurs : l'histoire d'une révolte aux racines lointaines
11 décembre 2023. Emmanuel Macron est à Toulouse. Damien Garrigues, arboriculteur à Montauban et président de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) du Tarn-et-Garonne, est convié avec son adjoint à une rencontre avec le président de la République sur la crise paysanne. A peine arrivé dans la Ville rose, l’agriculteur apprend que le rendez-vous aura finalement lieu avec un conseiller de l’Elysée. A la préfecture, nouvelle surprise : pas de président, ni de collaborateur. Les agriculteurs sont invités à échanger avec des conseillers s’exprimant… depuis Paris, en visio. "Une heure et demie de route, comme si nous n’avions pas de visio à Montauban", s’indigne Damien Garrigues. Les deux hommes quittent la réunion en plein milieu, sous les yeux effarés des agents de l’Etat. Ecœurés par le "mépris", la "déconnexion de la capitale" et bien décidés à en finir avec ces "réunions en préfecture qui ne mènent à rien", dit aujourd’hui Damien Garrigues.
Près de deux mois plus tard, la colère du monde agricole n’est pas retombée. Même les annonces de Gabriel Attal, présent vendredi 26 janvier dans un élevage bovin de Haute-Garonne, peinent à calmer les esprits. "Des mesurettes", lâche Hervé Lapie, céréalier et secrétaire général de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). Le Premier ministre avait listé "dix mesures de simplification immédiates" destinées à calmer la colère du monde agricole. Parmi elles, entre autres, la "fin de la trajectoire à la hausse" de la taxe du gazole non routier (GNR), demande emblématique du secteur. Cela n’a pas suffi. "Nous attendions de vraies annonces, poursuit le syndicaliste. Il n’y en a pas eu." Après l’allocution, le bureau du syndicat ainsi que celui des Jeunes Agriculteurs (JA) ont réuni en visioconférence leurs quelque 200 représentants sur le territoire. "Il n’y a pas eu tergiversation. Tout le monde a dit 'on continue'", lâche Franck Sander, agriculteur dans le Bas-Rhin et vice-président de la FNSEA. Les Jeunes Agriculteurs ont déclaré samedi 27 janvier envisager de bloquer Paris et la petite couronne dès ce lundi 29 janvier. "Tout est trop flou, précise Franck Sander. Maintenant, le rapport de force va rentrer dans le dur."
La levée du barrage de Carbonne (Haute-Garonne) annoncée vendredi 26 janvier par son leader local, Jérôme Bayle, délégué cantonal de la FDSEA, n’était qu’un trompe-l’œil. Tout est parti de là, de cette Occitanie meurtrie par l’amoncellement des normes toujours plus contraignantes, par les crises climatiques, par l’inflation aussi. Mardi 16 janvier, plusieurs centaines d’agriculteurs étaient réunies sur la place du Capitole, à Toulouse. "Nos représentants devaient voir le préfet pour répondre à la colère", raconte Guillaume Bénazet, éleveur. Les réclamations sont aussi nombreuses qu’hétéroclites. Pouvoir d’achat, grogne contre les augmentations de taxes, questions sur l’accompagnement lié à la sécheresse qui frappe la région… A la sortie, la déception est à la mesure des attentes. Philippe Jougla, président de la section régionale de la FNSEA, termine son compte rendu sous les sifflets.
"Il n’y a pas de quoi être surpris"
Un homme, Jérôme Bayle, réclame le micro. Il propose de bloquer un point d’autoroute le jeudi. En une prise de parole, il devient l’une des figures de la contestation. L’époque fabrique ses têtes d’affiche à la vitesse d’une connexion Wi-Fi. "Il nous a dit : 'Que ceux qui ont une grosse paire de couilles comme moi me suivent.' On l’a fait", raconte Valentin Lassalle-Carrère, trésorier des Jeunes Agriculteurs des Hautes-Pyrénées. Le mouvement de colère du monde agricole, qui gronde depuis des mois, explose au grand jour. A un mois du Salon de l’agriculture et à quelques mois des élections européennes.
En quelques jours, le brasier s’étend bien au-delà du Sud-Ouest. Taxe sur le GNR, indemnisations des catastrophes naturelles, prix de la grande distribution… "Il n’y a pas de quoi être surpris, ni par les demandes, ni par la colère, estime aujourd’hui Patrick Bénézit, vice-président de la FNSEA. On ne savait juste pas quand cela se produirait".
Les panneaux retournés
Les signes annonciateurs étaient là dès la rentrée de septembre. "Nous avons subi un effet ciseau, explique Franck Sander. Nos coûts de production ont flambé en 2022, alors que les prix sont restés identiques ou ont baissé l’année suivante." Aux difficultés financières s’ajoutent les problématiques de chaque territoire. L’Occitanie, où le revenu agricole est le moins élevé du pays, frappée par la sécheresse et la maladie hémorragique épizootique des bovins, cumule les déveines.
Pour résoudre leurs difficultés, les agriculteurs ont tenté d’alerter. La dernière semaine d’octobre, motivés par l’initiative potache de jeunes fêtards qui, le mois précédent, avaient interverti les panneaux de communes du département, les Jeunes Agriculteurs du Tarn décident de les retourner. "Nous avons attendu que les gens se questionnent avant d’expliquer notre geste", raconte Christophe Rieunau, secrétaire général des JA du Tarn. Le coup d’éclat fonctionne, et les "panneaux renversés" sont reproduits dans toute la France. Le slogan "On marche sur la tête", symbole des revendications, se propage. En parallèle, les réunions se multiplient pour traiter les difficultés. Sans déboucher sur de grandes satisfactions.
Des actions plus "musclées"
Inspiré par les actions spectaculaires des agriculteurs allemands convergeant en tracteur vers Berlin, leurs homologues français décident en début d’année de passer à des actions plus "musclées" : le barrage de Carbonne (Haute-Garonne), en l’occurrence. L’événement "sans étiquette" est organisé en moins de quarante-huit heures, à l’aide d’une boucle WhatsApp baptisée "On bloque Carbonne". Elle compte 30 personnes à sa création, et désormais plus de 500. Dans les autres départements, les syndicats tentent de reprendre la main sur le mouvement. "Le terrain commande, concède Jérémie De Ré, vice-président des Jeunes Agriculteurs du Gers. Quand c’est le moment, il faut l’accompagner. Nous nous sommes réunis par cantons, puis par départements pour faire remonter les revendications et organiser les points de blocage."
Des syndicats vus comme "trop mous"
Les syndicalistes passent des appels, créent des boucles, envoient des e-mails. Ils sont aussi les interlocuteurs privilégiés des agents des renseignements territoriaux, avec qui nombre d’entre eux ont établi "des relations de confiance". "Ils boivent le café avec nous sur les blocages, raconte Valentin Lassalle-Carrère. Certains nous ont même apporté des viennoiseries." Des échanges "donnant-donnant", disent les agriculteurs. "On leur donne quelques informations et on essaie d’en obtenir un maximum", explicite Jérémie De Ré. Les policiers les préviennent si un ministre doit se rendre sur les lieux d’un blocage, si des annonces doivent être bientôt faites. "Ils nous donnent aussi quelques indications sur nos revendications : sur quels types de points sentent-ils les politiques les plus fébriles ? Où peut-on appuyer davantage ?" reprend l’agriculteur du Gers.
Portés par la bienveillance de Beauvau - Gérald Darmanin a eu des mots apaisants au 20 Heures de TF1 -, les agriculteurs poussent leur avantage. Quitte, parfois, à laisser libre cours à des débordements. Mardi 23 janvier, dans le Lot-et-Garonne, à Agen, des déchets agricoles ont été déversés devant la préfecture. Dans l’Hérault, un parking de supermarché a été labouré le 25 janvier, le bitume a été retourné à coups de pelleteuses. La semaine précédente, une explosion a visé un bâtiment public de Carcassonne, dans l’Aude. "Certains agriculteurs trouvent les syndicats trop mous", reconnaît Damien Garrigues. Les organisations, qui entendent montrer leur capacité à encadrer la colère, reconnaissent avoir du mal à la canaliser. Non sans en jouer également : brandir la menace d’une colère incontrôlable est aussi un moyen de pousser le gouvernement à la négociation. "Nous n’appelons pas à dégrader les biens publics, évidemment. Mais aujourd’hui, beaucoup n’ont plus rien à perdre", estime Rémi Dumas, viticulteur dans l’Hérault et vice-président des Jeunes Agriculteurs.
L’accident ayant causé la mort d’une agricultrice et de sa fille sur un barrage à Pamiers, dans l’Ariège, le 23 janvier, a à peine entamé leur détermination. "Les Ariégeois nous ont dit 'C’est trop dur, on arrête'. Pendant deux ou trois heures, nous nous sommes posé la question de stopper le mouvement", raconte Hervé Lapie. Mais la volonté du "terrain" est inverse. Dans le Bas-Rhin, où les premiers blocages ont été lancés lundi 22 janvier, 700 tracteurs ont défilé dans les rues de Strasbourg quatre jours plus tard. "Une mobilisation inédite", s’enthousiasme Franck Sander. La levée de la manifestation ne s’est faite qu’à majorité de mains levées, avec la promesse de revenir le mardi suivant. La déclaration de manifestation a été déposée avant même les annonces de Gabriel Attal, "juste au cas où", nous a indiqué le syndicaliste. Les agriculteurs savent que le timing est le secret d’une bonne récolte.