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Santé : la désinformation a-t-elle gagné la bataille ?

Le Dr Jérôme Barrière, qui lutte depuis des années contre la désinformation médicale en ligne, s’interroge. Doit-il poursuivre son combat ? "Je le fais gratuitement, sur mon temps libre, parce que je crois en cette cause", rappelle-t-il. Mais, cette fois, c’est allé trop loin. Depuis le 18 janvier, ce cancérologue subit un intense cyberharcèlement parce qu’il a reproché au rappeur Booba d’avoir partagé à ses 6,3 millions d’abonnés sur X (ex-Twitter), "un contenu qui ne repose sur aucune donnée scientifique". En l’espèce, une vidéo de Marc Doyer, porte-parole l’association Verity France, qui accuse le vaccin Pfizer d’avoir tué son épouse, décédée en 2022, en provoquant la maladie de Creutzfeldt-Jakob.

La réponse du chanteur au cancérologue est sidérante : "Ferme-la assassin !", "Est-ce que le coup d’boul dans ta grand-mère est un geste barrière ?". Des milliers d’internautes prennent le relais, et le Dr Barrière se retrouve noyé sous un flot d’insultes. La situation devient plus ubuesque encore lorsque Didier Raoult, qui avait lui aussi accusé les vaccins anti-Covid d’être "potentiellement responsables" de Creutzfeldt-Jakob, félicite Booba d’un "merci pour le soutien, petit frère". Il faut dire que Jérôme Barrière fait partie des médecins qui ont contribué, par leurs enquêtes, à faire tomber de son piédestal l’ex-directeur de l’IHU…

"Cette affaire n’est pas anecdotique, mais très significative de la désinformation en ligne, car elle réunit tous ses ingrédients", constate Laurent Cordonier, directeur de la recherche de la Fondation Descartes. Avec d’abord le drame personnel de Marc Doyer, qui refuse le hasard - un biais cognitif classique - et voit un lien de cause à effet là où il n’y a qu’une coïncidence. "Vient ensuite l’exploitation de cette peine par la complosphère : cela montre une forme de structuration de ce milieu qui saute sur chaque cas singulier pour nourrir son narratif", poursuit le chercheur.

L’affaire aurait pu s’arrêter là, mais elle change de dimension en étant récupérée par ce que Laurent Cordonier appelle un super-spreader, un personnage public dont l’audience dépasse largement les sphères complotistes. En l’occurrence, Booba et ses millions d’abonnés, qui le suivent a priori plutôt pour sa musique que pour ses connaissances scientifiques. "Il détient, en plus, une forme d’autorité morale d’artiste et une légitimité acquise dans sa lutte contre les arnaques des influenceurs", souligne le sociologue. Les algorithmes, qui favorisent les contenus suscitant les émotions les plus fortes (indignation, colère), et l’absence de modération de X ont fait le reste.

"Dans ce genre de situation, la désinformation gagne la bataille du doute, assure Laurent Cordonier. La population n’adhérera probablement pas massivement à la thèse selon laquelle le vaccin transmet Creutzfeldt-Jakob, mais certains seront plus enclins à croire qu’on leur cache des choses, qu'on leur ment." La défiance à l’égard de la science, de la médecine et des autorités en sort renforcée. "La suspicion qui progresse, c’est un danger pour la démocratie", s’inquiète Mathieu Molimard, chef du service de pharmacologie médicale du CHU de Bordeaux. Cette crainte, partagée par tous les défenseurs de la rationalité scientifique, explique le large soutien rencontré par la tribune rédigée en réaction à cette affaire, que L’Express publie en exclusivité. Elle explique aussi leur engagement, malgré les coups reçus.

"Je refuse que l’obscurantisme gagne et qu’on laisse dire n’importe quoi, que la peur prenne le pouvoir et qu’on se dise 'mieux vaut se taire' – on y perdrait tous", confirme Jérôme Barrière, qui dénonce le manque d’implication et de soutien des autorités. "Les institutions de santé devraient en faire plus, c’est sûr, corrobore Laurent Cordonier. Même si leur action serait probablement moins probante que celle de médecins et chercheurs qui symbolisent ce combat, car elles sont désincarnées." La réaction politique se fait aussi attendre. Raison pour laquelle tous les regards se tournent vers la loi contre les dérives sectaires, en cours de discussion à l’Assemblée nationale. "Les élus ont regardé le train passer lors de la crise du Covid, souligne Mathieu Molimard. Il est temps qu’ils saisissent l’enjeu et qu'ils s'attaquent enfin à ces dérives."

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