World News in French

Eleveurs contre céréaliers, base contre FNSEA : les enjeux cachés de la révolte paysanne

Eleveurs contre céréaliers, base contre FNSEA : les enjeux cachés de la révolte paysanne

Le virus s’est déjà propagé dans les rangs de la SNCF et dans le monde syndical en général. Est-il en train d’atteindre la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), première corporation du monde agricole ? A l’exemple de la grève ayant frappé la SNCF en décembre 2022, née d’un groupe Facebook, ou du collectif Inter Urgences, qui a émergé à l’hôpital en 2019, une partie du mouvement qui secoue la profession semble indépendante des syndicats. La colère des agriculteurs, partie le 18 janvier d’un blocage de l’A64 à Carbonne, en Haute-Garonne, était sans étiquette. Levé un peu plus d’une semaine après, le barrage s’était organisé autour d’une boucle WhatsApp d’une trentaine de personnes. Il a été imité en Occitanie avant de se répandre quasiment partout en France.

A cette révolte du terrain s’ajoute la poussée des autres syndicats d’agriculteurs, comme la Confédération paysanne, classée à gauche, et la Coordination rurale, de plus en plus approchée par l’extrême droite. Samedi 27 janvier, la section Lot-et-Garonne (surnommée les "Bonnets jaunes") de cette dernière annonçait vouloir "bloquer Rungis" et son marché international. Quelques heures plus tard, les représentants de la FNSEA ont à leur tour annoncé l’intention de lancer un "siège", cette fois de toute la capitale. Devant cette surenchère, difficile de ne pas voir un désir de garder la main sur le mouvement et, en général, sur un monde paysan de plus en plus fracturé. Les enjeux sont multiples pour le syndicat agricole. Cette colère éclate à un mois du Salon de l’agriculture et à moins de cinq mois des élections européennes. Elle a aussi lieu un an pile avant les élections professionnelles agricoles, jusqu’ici largement dominées par la FNSEA.

Des syndicats "trop mous"

Bien conscients de la nécessité de garder le contrôle sur le terrain, les syndicats tentent de l’organiser et de l’encadrer. Non sans avouer localement avoir du mal à "tenir" les troupes. Des débordements ont d’ailleurs été observés dans la foulée des blocages. A Clermont-l’Hérault - dans l’Hérault -, un parking de supermarché a été labouré à la pelleteuse. Dans l’Aude, à Narbonne, un bâtiment de la Mutualité sociale et agricole a été incendié. Les syndicalistes de la FNSEA et des Jeunes Agriculteurs (JA) se désolidarisent de ces actions, mais mettent en garde. "Aujourd’hui, beaucoup n’ont plus rien à perdre", pointe Rémi Dumas, viticulteur dans l’Hérault et vice-président des JA. Le constat est partagé par Damien Garrigues, arboriculteur à Montauban, à la tête de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) de Tarn-et-Garonne : "Il faut canaliser les agriculteurs, les faire venir sur certains points. Autrement, ça peut devenir n’importe quoi. Certains trouvent les syndicats trop mous." De fait, beaucoup s’en détournent - ou s’en désintéressent. En 2019, le taux d’abstention aux élections professionnelles, remportées à plus de 55 % par la FNSEA et son allié, les JA, a dépassé les 70 %.

Les crises ne sont certes pas étrangères au syndicat agricole. Depuis sa fondation, en 1946, l’organisation a même connu plusieurs épisodes ayant mené à des divisions, autour de la politique agricole commune (PAC) ou du productivisme. Aujourd’hui, un mouvement similaire semble survenir chez les agriculteurs. "On observe sur le terrain un détournement de la base, qui s’exprime surtout dans les régions où la FNSEA n’est pas le plus en force", indique l’historien Edouard Lynch, professeur d’histoire contemporaine à l’université Lumière Lyon II. Ce "mouvement d’humeur" du terrain a été particulièrement marqué début 2023, avec l’arrivée d’Arnaud Rousseau, actuel patron de la FNSEA, à sa tête. "Son profil n’a pas envoyé un signal très positif pour une part des agriculteurs", estime Edouard Lynch. A l’origine courtier, Arnaud Rousseau est le repreneur de son exploitation familiale de 700 hectares, et le président d’Avril, l’un des grands groupes agroalimentaires français. "Depuis les années 1960, les éleveurs dirigent la FNSEA, pas les céréaliers, pointe Alexandre Hobeika, chercheur en science politique et auteur d’une thèse sur la FNSEA. L’arrivée d’Arnaud Rousseau, après Xavier Beulin de 2010 à 2017 - un autre ancien président du groupe Avril - est regardée avec inquiétude par les éleveurs et les petits exploitants." En clair, les éleveurs bovins et porcins, dont les revenus sont en moyenne les moins élevés du secteur, craignent d’être moins bien défendus par les céréaliers, dont le business est plus florissant.

Changement de braquet

Entre 2022 et 2023, le chiffre d’affaires des céréaliers dépend certes en grande partie des éleveurs : l’industrie de l’alimentation animale est même "la première utilisatrice de céréales en grains", d’après le site d’Intercéréales, la structure interprofessionnelle de la filière céréalière française. Mais les choses sont en train de changer. "La consommation de viande diminue en Europe, et elle est substituée par une consommation accrue de végétaux, poursuit Alexandre Hobeika. Une relation de concurrence risque de prendre le pas sur la complémentarité." Le groupe Avril, qui avait investi dans l’agroalimentaire animalier, a changé de braquet ces dernières années. "Il a vendu une part de ses outils de transformation de produits animaux pour se concentrer sur la valorisation des produits végétaux", indique le chercheur.

Signe des temps, la contestation "sans étiquette" a d’ailleurs été lancée à Carbonne par… un éleveur de bovins, Jérôme Bayle - toutefois délégué cantonal de la FDSEA. Sur place, un autre éleveur, Guillaume Bénazet, pourtant secrétaire départemental Haute-Garonne chez les Jeunes Agriculteurs, résumait sur place le désir de n’être plus affilié à aucun syndicat : "Je suis syndiqué mais aujourd’hui, ça ne veut plus rien dire, nous indiquait-il la semaine dernière. Nous n’avons plus l’impression que les syndicats nous représentent devant les politiques." Un sentiment appelé à se répandre ? "La mobilisation, d’abord portée par des éleveurs des régions périphériques, est désormais passée entre les mains des céréaliers d’Ile-de-France, schématise Alexandre Hobeika. Cela risque de réveiller les questions des éleveurs." Et de provoquer une nouvelle fracture ?

Читайте на 123ru.net