Bolis Pupul et son grand huit émotionnel aux Inrocks Festival
Au mur, des livres d’art et une décoration minimaliste rappellent la philosophie des lieux, éclairés par une grande baie vitrée donnant sur les docks. Ici, tout semble avoir été pensé pour favoriser le geste créatif, y compris cette guitare acoustique et ce synthé placés négligemment dans le salon. Installé depuis septembre dans cet appartement étiré sur trois niveaux, Bolis Pupul dit ne pas avoir encore eu le temps de prendre ses marques.
La tournée avec Charlotte Adigéry, les voyages à l’étranger, les sessions en studio, tout cela a tendance à l’éloigner de son domicile gantois. Ce qui explique sans doute pourquoi ce dernier ressemble davantage à une version cosy d’un loft d’artiste qu’à ces lieux débordant de portraits appelant à la nostalgie. À défaut d’être accrochées, ces photos pourraient figurer au sein du livret de Letter to Yu. Car si Bolis Pupul est bel et bien établi à Gand, à dix minutes à vélo des studios de son label, Deewee, son premier album solo est né à près de 10 000 kilomètres de là.
Remonter le fil de son histoire
Né d’un père belge et d’une mère chinoise, Yu Wei Wun, décédée en 2008, Bolis Pupul a en effet ressenti le besoin de remonter le fil de son histoire, de comprendre pourquoi, bien qu’il ait tant voyagé, c’était Hong Kong qui l’obsédait désormais. “Jusqu’alors, je n’avais jamais été attiré par ce coin du monde. Ma mère en parlait peu et je n’avais pas vraiment de modèles asiatiques sur lesquels m’appuyer”, confesse-t-il, accoudé à la table de sa salle à manger, tandis que son chat, nommé Calvaire, en référence au film de Fabrice Du Welz, réclame caresses et attention.
En 2018, tout change : à peine arrivé sur l’archipel, Bolis Pupul se dirige illico vers Ma Tau Wei Road, l’une des artères principales de la ville où sa mère a grandi, avant de se laisser porter vers le district de Kowloon, où ses grands-parents résident toujours. “Avec ma sœur, on a beau avoir pris des cours de chinois, la conversation n’était pas facile. D’autant que l’on a vite été confrontés à d’autres mentalités, plus axées sur la survie et l’argent que sur les émotions et les sentiments.”
Une semaine à Hong Kong
La sœur en question, Salah, n’est en rien un personnage secondaire. Plus jeune, Bolis et elle avaient un groupe, Hong Kong Dong. Aujourd’hui, toujours aussi complice, la fratrie se devait de renouveler l’expérience le temps d’une semaine à Hong Kong. Sept jours au cours desquels sont nés le bien nommé Ma Tau Wai Road ainsi qu’une certitude : Letter to Yu est une ode à l’ancienne colonie britannique en même temps qu’un hommage à leur mère.
“Au début, j’hésitais sincèrement à aborder de front tous ces sujets profondément intimes, mais David et Stephen Dewaele [les deux frères de 2manydjs et Soulwax, patrons du label de Bolis] m’ont encouragé à creuser cette histoire, à profiter de Hong Kong pour écrire chaque jour, enregistrer des pistes de réflexion, etc. Que ce soit dans un bar ou à la mer, dans un restaurant ou dans un parc, j’étais donc toujours avec mon mini-synthé dans l’idée de donner une forme musicale à ce qui me passait par la tête.”
“Ça ne dure jamais plus d’un instant, c’est profondément douloureux, mais j’y vois aussi une certaine beauté”
Entre 2018 et 2024, il y aura donc eu quatre allers-retours entre Gand et Hong Kong, tous étirés sur sept ou quinze jours. Évidemment, chacun de ces voyages est l’occasion pour Bolis Pupul de multiplier les rencontres, d’expérimenter les grands huit émotionnels et de réaliser différentes captations, comme ces bruits de métro enregistrés sur son portable et perceptibles à l’écoute de Completely Half, un single jouissif, à l’évidence pop malgré un ton morose, plombé par toutes ces fois où des anonymes croisés çà et là évoquent le souvenir de sa mère : “Ça ne dure jamais plus d’un instant, c’est profondément douloureux, mais j’y vois aussi une certaine beauté. D’où ce texte, sans fioritures, très premier degré.”
Cet aspect autobiographique, on le retrouve à l’écoute des dix autres morceaux de l’album, hautement redevables à ces déambulations hongkongaises : alors que Spicy Crab fait honneur à un plat typique (“le plus épicé que j’aie jamais mangé”) et que les visuels de l’album sont inspirés par In the Mood for Love de Wong Kar-wai, Causeway Bae fait référence à l’un des quartiers les plus prisés de l’archipel. Tandis que Cantonese expose son ambition dès l’intitulé, Goodnight Mr Yi est un clin d’œil à Ryūichi Sakamoto, son idole, dont il salue “l’ouverture d’esprit et la richesse des propositions mélodiques”.
Un carnet de voyage subtil
Même s’il ne semble pas particulièrement inquiet, Bolis Pupul peut se rassurer : il réserve le même traitement, hybride, inattendu et intime à ses propres morceaux, tous profondément pop et subtils, même quand le rythme s’intensifie ou que les mélodies prônent l’accalmie. Avec sa musique mouvante, mélancolique et pourtant dansante, et sa maîtrise électronique absolue, le Belge ne fait pas que remuer les fesses sur un beat mutant : il livre ici un véritable carnet de voyages, aussi personnel que musical, avec tout ce que cela comprend de fureur et de quiétude, de gratitude et de regrets, d’instants festifs et d’autres plus contemplatifs.
Quoi de plus logique, dès lors, que de conclure Letter to Yu par un Cosmic Rendez-Vous incarné par la voix de sa mère, extraite d’une vieille cassette audio où elle discute avec un astrologue ? “J’ai longtemps hésité à utiliser cet enregistrement, c’est si personnel, sa voix y paraît si réservée… Mais j’ai fini par comprendre que c’était là la meilleure façon de conclure cet album, avec un titre très intime, pensé comme une petite comptine à écouter avant d’aller dormir.” La preuve également que, malgré un “talent de musicien assez limité”, comme il se décrit avec beaucoup (trop) d’humilité, Bolis Pupul parvient à transformer une quête personnelle en un album d’une belle ampleur.
Letter to Yu (Deewee/Because). Sortie le 8 mars. En concert aux Inrocks Festival (Centquatre-Paris) le 2 mars. Réservez votre place.