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Société Générale : Slawomir Krupa, le "risquard" qui veut redresser le navire

Il y a ceux qui aiment le pouvoir. Et puis ceux qui l’incarnent. Naturellement. Juste en se mouvant, en déplaçant l’air. Rencontrer Slawomir Krupa, c’est rapetisser d’un coup, comme dans Alice aux pays des Merveilles. Pas de champignon magique ; juste les murs de la pièce qui se sont rapprochés. Carrure de judoka façon Teddy Riner, cou de taureau, des mains larges comme des raquettes de ping-pong. Il y a aussi ces yeux vert-de-gris, inquisiteurs. Un regard qui découpe. Et le débit enfin, rapide, avec une pointe d’accent indéfinissable, qui laisse entrevoir une pensée synthétique, mathématique, holistique. Une mécanique de bulldozer.

A la tête de la Société Générale depuis mai 2023, Slawomir Krupa, 49 ans, ne laisse personne indifférent. Mieux, il divise. "C’est l’un des patrons les plus brillants qu’il m’est arrivé de rencontrer et, croyez-moi j’en ai vu. Un type de la trempe d’un Jamie Dimon, l’iconique patron de J.P. Morgan", s’enflamme un banquier d’affaires londonien. Un comparse parisien s’esclaffe, se renversant, hilare, dans son fauteuil en cuir : "Krupa, vous ne le trouvez pas un peu hautain ? Allez, moi je ne lui donne pas 18 mois. Il va falloir qu’il délivre et c’est loin d’être gagné". Et vlan ! Dans la caste des stars de la finance, le fiel coule entre deux gorgées de Château Margaux.

Faire maigrir et muscler la banque

Délivrer, autrement dit alléger, simplifier, solidifier. Placer les équipes sous tension. Exiger du résultat. L’obtenir. Mettre en adéquation la rentabilité avec le risque. Toutes les banques de la planète sont confrontées depuis une décennie à un big bang sans précédent. La réglementation s’est considérablement durcie, la supervision par les banques centrales aussi, la digitalisation a bouleversé tous les métiers. S’ajoutent l’injonction de "verdir" les financements, le retour en force de la géopolitique qui rebat la carte du monde et celle des investissements. Et cette satanée volatilité accrue par la technologie. La banque à la papa a vécu. Une seule solution, muter et vite.

Les banques françaises sont dans la même galère, mais la Société Générale est assise devant, sur le premier banc, le vent en pleine face. C’est la plus petite des grandes. Coincée entre le puissant Crédit Agricole et la flamboyante BNP Paribas. Les résultats financiers tombés ces derniers jours le confirment. BNP Paribas a enregistré en 2023 un résultat net record de 11,3 milliards d’euros, en hausse de plus de 11 % par rapport à 2022. A côté, la Générale fait pâle figure. Les résultats de l’an dernier sont décevants, liés en partie à une grosse bourde sur une sombre histoire de couverture du risque de taux d’intérêt. Plusieurs centaines de millions d’euros partis en fumée. Mais le problème est ailleurs. Plus structurel. "L’un des enjeux de la Société Générale est de restaurer la confiance des investisseurs, en délivrant une rentabilité cohérente avec son profil de risques et en tenant dans la durée les objectifs annoncés", reconnaît Séverin Cabannes, un ancien directeur général délégué, parti en 2021. Des décisions trop tardives, comme le départ de la Russie, une certaine usure du pouvoir. La sanction, évidente, est tombée : un cours de Bourse encalminé.

L’expression est répétée en boucle : il va falloir "délivrer" donc. C’est l’ancien professeur de finances de Slawomir Krupa à Sciences Po, le banquier Franck Ceddaha, qui résume le mieux la situation : "Les gens ne mesurent pas à quel point ça va secouer à la Soc Gen". Et notamment au siège social, dans ces deux tours qui se dressent derrière la grande Arche de la Défense, cours Valmy. Une adresse prédestinée pour une révolution bancaire.

La méritocratie interne

La révolution, elle, a commencé le 30 septembre 2022 lorsque le conseil d’administration de la banque a préféré le challenger au dauphin. Slawomir Krupa plutôt que Sébastien Proto. Ce duel au sommet qui a vu s’opposer les deux directeurs adjoints pour la succession du grand patron, Frédéric Oudéa, c’est un peu la bataille de l’ancien monde contre le nouveau. L’aristocratie financière française biberonnée au lait de la haute fonction publique, contre la méritocratie interne et les mains d’or du Rambo des marchés financiers.

Sur le papier, tout était pourtant gagné pour Sébastien Proto. Arrivé trois ans plus tôt dans la banque, il avait géré d’une main de maître l’épineuse fusion des activités de banque de détail du Crédit du Nord et de la Société Générale. Et puis, il avait surtout le pedigree. Enarque, inspecteur des Finances, il était de la bande, lui. Comme les Frédéric Oudéa ou, avant lui, Daniel Bouton. Pas Slawomir Krupa, diplômé "seulement" de Sciences Po. Pas de passage, même éclair, dans les travées d’un ministère. Dans les étages de la Soc Gen à La Défense, une rumeur suinte : on aurait savonné la planche à Proto, en haut lieu. Comprendre à l’Elysée. Une inimitié ancienne entre les deux hommes au parcours miroir : ENA – Proto est classé deuxième, Macron cinquième – inspection des Finances, Banque Rothschild ; puis l’un suit la roue de Hollande quand l’autre choisit Sarkozy.

Archi faux, répondent les proches du clan Proto. La compétition a été juste. Aucune main invisible à la manœuvre. Le "board" très international de la banque a tout simplement préféré Krupa qui s’est révélé drôlement persuasif lors des oraux organisés dans un salon discret du Prince de Galles, Avenue Georges V. L’Italien Lorenzo Bini Smaghi, le président du conseil d’administration, aurait été séduit par l’énergie du Franco-Polonais et par ses performances depuis plus de 25 ans à la Société Générale. Un pur produit de la banque, ce Krupa.

Une fois couronné, le passage de relais entre Oudéa et lui est long. Six mois. Il faut attendre mai 2023 pour qu’il ait complètement les rênes. Rapidement, il reconstruit un "Comex" acquis sa cause. A sa vision. A ses méthodes. Pierre Palmieri, son ancien boss à la banque d’investissement, devient l’un de ses deux adjoints. La garde d’Oudéa est écartée ou part d’elle-même. Krupa a le pouvoir mais il en veut plus encore. Trop gourmand ? Il y a des symboles qui trahissent. A peine arrivé, il déménage la direction générale du 23e étage, là où Frédéric Oudéa s’était installé depuis quelques années au milieu des équipes, pour les cimes du 35e étage, juste en dessous des salons de réception, où il refait toute la décoration. Syndrome d’Icare. Depuis, il est de bon ton de ne plus dire la Société Générale, ni la "Soc Gen", mais SG.

"Va bosser" !

Il ne l’avouera pas, mais il y a une forme de revanche dans cette ascension. L’arrivée en France en 1981, à Lille, à l’âge de six ans. Mère linguiste, père professeur d’université. Très tôt, une double culture, les vacances en Pologne pendant les années de plomb, puis la déliquescence du régime communiste, la soif de liberté, l’impression de Far-West, d’une terre vierge à reconstruire. Le très bon élève Krupa, pas encore naturalisé français, choisira Paris et Sciences Po. Section internationale. Il rêve d’une carrière dans la fonction publique, mais il a la bougeotte et pas très envie de prolonger ses études. A la fin d’un cours, son prof de finance le convainc. "Va bosser", lui dit Franck Ceddaha.

Il bossera, donc. Passe le concours de l’inspection de la Société Générale, la voie royale de la banque. Il ne suffit pas d’avoir un cerveau bien fait, on teste aussi l’éthique, le sang froid et une forme de courage. Les inspecteurs de la Soc Gen, ce sont les limiers de la banque, envoyés partout en France et dans le monde, pour soulever le capot, vérifier, réparer. En Afrique, à Los Angeles, Troyes ou Chalon-sur-Saône… Quels que soient les métiers audités. Une connaissance des moindres recoins de la Société Générale bien utile quand il faut aujourd’hui remettre la maison au carré.

La grande claque

Son plan de vol, il l’a dévoilé le 18 septembre 2023, lors du "Capital Market Day", un rendez-vous annuel avec les analystes et les marchés financiers. Londres et pas Paris. Le décor idoine pour un discours churchillien. Pas de rêve. Des objectifs de croissance et de dividendes revus à la baisse, la priorité au renforcement des fonds propres de la banque, à la réduction des coûts - 1,7 milliard d’euros. "Cette présentation, il ne l’a pas assez préparée. Où sont les relais de croissance ?", juge, sévère, un fin connaisseur de la banque. Son premier faux pas, s’amusent ses contempteurs. Ce jour-là, plus il parle, plus l’action s’enfonce. Un plongeon de 12 % à la fin de la journée. Depuis, le cours s’est un peu repris mais n’a pas retrouvé son niveau d’avant. Krupa assume. Et déroule. Son obsession pour la baisse des coûts ne serait pas dogmatique, mais existentielle. Il a lancé une revue de tous les actifs de la banque, de chaque métier, chaque entité. Avec une seule grille de lecture. La rentabilité est inférieure à l’objectif ? On ferme ou on vend. La matérialisation d’un risque extrême sur une filiale menace l’édifice tout entier ? On ferme ou on vend. L’entité est trop autonome et les synergies impossibles ? On ferme ou on vend.

Des cessions d’actifs partout. Au Congo, en Mauritanie, au Tchad, au Mozambique ou au Burkina Faso. Une filiale, la Société Générale Equipment Finance, qui fait du crédit-bail serait sur le point d’être cédée. Une autre basée à Nantes, Société Générale Securities Services, spécialisée dans la conservation des titres, pourrait connaître le même sort. Un bout de banque privée en Grande-Bretagne, une société de crédit à la consommation outre-Rhin… Tout est bon pour ramener de l’argent frais et regonfler les fonds propres de la banque. Etre suffisamment musclé, pour affronter toutes les tempêtes.

Krupa, le "risquard"

Des tempêtes, justement, il en a traversé. Comme beaucoup à la Société Générale, l’affaire Kerviel le hante. Ce fameux 18 janvier 2008, le jeune Krupa, alors directeur de cabinet de Jean-Pierre Mustier, le grand manitou de la banque d’investissement, est autour de la table avec une poignée de membres de la direction générale face à Jérôme Kerviel. Il faut comprendre le Meccano du trader, les positions, les mensonges. Le risque, encore, il doit le gérer en direct, le 13 août 2011, en pleine crise des dettes européennes. Un article dans la presse britannique sème le doute sur la solidité de la banque. Krupa est chargé d’une opération commando pour céder plusieurs dizaines de milliards d’actifs et restaurer la confiance. Opération réussie.

Rebelote en 2014. République tchèque. Nom de code de l’opération : "Charles". Il s’agit cette fois de trouver la totalité du financement d’une très grosse opération de fusion-acquisition dans les télécoms. "Il n’a rien lâché et gagné à ce moment-là ses galons de 'deal maker'", reconnaît aujourd’hui Pierre Palmieri, directeur général délégué de la Société générale. Bref, l’homme est un très bon "risquard", qui sent jusqu’où la banque peut aller.

Aujourd’hui, jusqu’où peut-il secouer la maison ? "Ce sera plus dur quand il va s’attaquer à l’emploi au siège", prédit le patron français d’un fonds d’investissement. Pour l’heure, les syndicats ne sortent pas du bois. Fin décembre, les fameuses NAO, les négociations salariales, n’avaient pas très bien débuté. Discussions bloquées, menaces de grève. Pragmatique, il a lâché du lest en un week-end, acceptant une partie des revendications. "Il est très transparent, parle cash", soutient Frédéric Guyonnet, le président du syndicat national de la banque. Les consultations qui vont s’ouvrir permettront d’en juger : 900 suppressions de postes, sans départs contraints, ont été annoncées dans les fonctions centrales, essentiellement à La Défense. Regrouper, mutualiser, simplifier, encore.

Abrasif

Plus on monte dans la hiérarchie, plus l’air se raréfie. "On n’est jamais trahi que par son caractère", souffle un ancien ponte de la banque. On le dit colérique, ombrageux, privé d’empathie. Tranchant, il découpe. Son entourage temporise. Oui, il est exigeant, assertif. Autant avec lui qu’avec les autres. Il déteste la médiocrité, le louvoiement. Son truc à lui, le "speak up" : on peut tout se dire, encore faut-il avoir ciselé ses arguments. Nombreux sont ceux qui sont sortis les joues en feu d’une présentation mal ficelée lors d’un Comex le lundi après-midi. Une réunion, une décision. Voire deux, c’est encore mieux. "Et quand elle est prise, ce n’est pas la peine d’y revenir. Tout doit aller très vite", reconnaît Marie-Christine Ducholet, la directrice générale du réseau.

Dans ce grand chambardement, combien de divisions ? A l’extérieur de la banque, ses proches ne sont pas légion. "Il n’a pas construit sa carrière sous la loupe de l’establishment parisien", témoigne l’ancien patron de BPCE, Laurent Mignon. Et puis, l’homme n’est guère mondain. Il peut, certes, compter sur Dominique Senequier, la très connectée patronne d’Ardian, l’un des fonds d’investissement les plus puissants de la planète. Ou sur Mathieu Chabran, le cofondateur de Tikehau. Il y a aussi ses anciens boss, notamment Jean-Pierre Mustier, revenu récemment à la tête d’Atos. Xavier Niel, le PDG d’Iliad, l’apprécie, tout comme le patron de TotalEnergies, Patrick Pouyanné. "Tu dois maigrir, faire plus de sport. Diriger la Soc Gen, c’est enchaîner les marathons", lui serine un conseiller de l’ombre.

La Fédération bancaire française ? Il a refusé d’en prendre la présidence tournante en septembre dernier. Trop de boulot, on verra en 2024. Les relais politiques ? A sa nomination, il ne s’est pas précipité à Bercy, une ou deux rencontres tout au plus avec Bruno Le Maire. Il a malgré tout retrouvé depuis quelques semaines l’une de ses "vieilles" connaissances new-yorkaises au cœur du système. Gaëtan Bruel, longtemps directeur de la Villa Albertine, haut lieu culturel de la France dans la Grosse Pomme, rappelé par Gabriel Attal quand il arrive à l’Education et aujourd’hui directeur de cabinet de Rachida Dati. Avec Bruel, durant ses années américaines où il dirige la Soc Gen à New York, il s’est passionné pour l’art contemporain, au point de devenir un collectionneur avisé.

De Paris, Krupa continue aujourd’hui de tisser les liens avec l’Amérique. Le 5 mars prochain, il sera l’invité d’honneur du gala de la Sciences Po American Foundation, à New York. Quant à la Société Générale, elle a signé un chèque de 650 000 euros fin 2023 à la fondation Albertine, ce qui fait de la banque française son plus gros financeur. Une institution où en tant que membre du "board", il y a développé une conciergerie culturelle. Un outil précieux pour organiser, à l’intention de ses précieux clients américains, des visites privilégiées. A Versailles ou au Louvre. Toujours dans l’intérêt de la banque. De SA banque.

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