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Management : les "soft skills" nous conduisent vers la médiocrité, par Julia de Funès

Management : les

Depuis les années 1970, les soft skills font progressivement leur apparition. Même dans les métiers les plus techniques (financiers, pilotes de ligne, ingénieurs, etc.) l’évaluation du soft occupe désormais une large part. Agilité, capacité à gérer ses émotions, aptitude à travailler en équipe, disposition à accepter les conflits font l’objet d’autant de tests et d’examens que les hard skills. C’est dire l’importance qu’ont acquise au fil du temps les qualités psychologiques et comportementales sur les compétences purement techniques.

D’où vient cette valorisation du soft ? De la psychologie positive qui infuse funestement notre pays depuis des décennies. Cette psychologie de comptoir n’en finit pas de vanter avec une sympathie solaire mêlée d’une sottise satisfaite, l’empire du doux (soft), du positif, de l’empathie, de la bienveillance, au point d’édulcorer le réel au mépris de l’exigence.

A quoi mène cette importance accordée aux soft skills ? A des process de recrutement qui n’en finissent pas. Après les rencontres opérationnelles, directionnelles, puis avec les responsables des ressources humaines, encore faut-il parfois que le candidat passe l’épreuve des questionnaires à choix multiples (QCM) visant à cerner une personnalité que ces tests ne parviennent de toute façon pas à saisir ! Les restitutions qui en résultent s’avèrent pour la plupart approximatives pour ne pas dire pire… Comment voulez-vous comprendre une singularité chatoyante et nuancée par l’usage de catégories rigides et générales ? Non seulement un caractère est bien trop contingent et fluctuant pour se laisser capturer dans des cases, mais il est surtout trop singulier et subjectif pour être objectivement jugé. Vérifier qu’on ait affaire à une personne équilibrée et stable est une chose (qui se voit vite), chercher à décortiquer les méandres d’une personnalité à l’aide de QCM ou de camemberts bleus, jaunes et rouges en est une autre ! Il n’y a pas plus impersonnelles que ces évaluations.

La porte ouverte aux imposteurs et aux incapables

Plus inquiétant, la survalorisation du soft mène à un affaissement global et une perte de niveau généralisée. "Il n’y a pas que le savoir, il y a surtout le savoir-être", aiment à dire avec pénétration les thuriféraires de ces qualités douces. Cette primauté du savoir-être sur le savoir va tellement loin aujourd’hui que bon nombre de personnes préfèrent un coach plaisant à un médecin désagréable, un pseudo-psy bienveillant à un psychiatre austère, un diététicien sympa à un nutritionniste rigoureux, un suppléant tolérant à un enseignant certifié. Qu’est-ce que cette tendance de plus en plus répandue révèle de notre époque ? Que la légitimation par les compétences techniques ne fait plus véritablement le poids face à la légitimation par les qualités psychologiques ou comportementales. "Ce n’est pas le diplôme qui fait le thérapeute", entend-on dire (généralement par ceux qui n’en ont pas). Désastreuse méprise qui ouvre la porte aux imposteurs, aux charlatans et aux incapables. A ceux qui transforment comme par magie leur pauvreté théorique en avantage comportemental. A ceux qui cherchent à compenser un manque de compétence par un surcroît de qualités relationnelles. Ce subterfuge, celui d’une faiblesse qui se retourne en force, d’une lacune qui se renverse en atout, pare ses diverses impuissances du nom d’ouverture, d’empathie, d’intelligence émotionnelle tout en nous conduisant tout droit à l’empire de la médiocrité. Car si le soft l’emporte sur le hard, la forme l’emporte sur le fond, la qualité sur la compétence, et un pilote bon deviendrait préférable à un bon pilote… Un médecin bon à un bon médecin… L’inverse est pourtant à privilégier pour notre vie et notre santé à tous.

Une qualité n’est pas une compétence ni un diplôme, elle ne légitime pas à elle seule une pratique. Si les soft skills sont loin d’être négligeables, n’en faisons pas pour autant des critères décisifs au point de devenir prioritaires sur l’expérience, l’expertise, le savoir, le savoir-faire.

* Julia de Funès est docteur en philosophie, auteure notamment de Socrate au pays des process et Le développement (im)personnel.

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