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Barrages routiers : les agriculteurs du centre de la France ont été précurseurs il y a 70 ans

Barrages routiers : les agriculteurs du centre de la France ont été précurseurs il y a 70 ans

Les agriculteurs du Massif central et du centre ont largement participé à la vague de barrages routiers de ces dernières semaines. Il y a 70 ans, ils étaient parmi les tout premiers à avoir recours à ce mode de contestation. En 1953, leur colère s’est organisée autour du « comité de Guéret », une organisation qui a perduré jusqu’en 1974. Fabien Conord, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Clermont- Auvergne, éclaire ces événements.

Cette année-là, la France rurale est en ébullition. En 1953, les bouilleurs de cru perdent la possibilité de transmettre leur droit, Pierre Poujade agite depuis le Lot les petits commerçants et, au cours de l’été, grondent ceux qu’on appelle depuis peu les « exploitants agricoles » et qui représentent encore plus du quart de la population active (contre 1,5 % aujourd’hui).

Ils sont déjà représentés par la FNSEA, fondée à la Libération, mais qui réunit deux courants rivaux. Il y a d’abord celui de la droite rurale, catholique, protectionniste, souvent antirépublicaine, dirigé par les céréaliers. Courant qui porte l’héritage des « agrariens » de l’entre-deux-guerres, réunis derrière Henry Dorgères, et qui furent à l’origine de troubles importants.

Fusion de plusieurs mouvements syndicaux, la FNSEA accueille aussi des fermiers, métayers et petits propriétaires de la polyculture et de l’élevage, catholiques sociaux, parfois socialistes ou communistes.

C’est dans ce second courant que va naître, en 1953, une forme de dissidence ancrée dans le Massif central et le Sud-Ouest. Les premiers à mettre en place des barrages routiers durant l’été 1953 sont les viticulteurs du Languedoc, à la longue tradition insurrectionnelle. Mais ce mode opératoire est repris quelques semaines plus tard dans le centre de la France par un mouvement qui se baptisera « Comité de Guéret ».

Un éleveur du Puy-de-Dôme, socialiste, Roland Viel, qui fut maire d’Aydat et président de la chambre d’agriculture, est d’emblée placé à sa tête. Il portera la voix dissidente du « Comité de Guéret » durant vingt ans. Fabien Conord, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Clermont-Auvergne, spécialiste de l’histoire politique du monde rural, revient sur les spécificités de ce mouvement.

Quelle est l’étincelle qui déclenche la grogne agricole en 1953 ? Les prix et le niveau de rémunération déjà ?

Les mouvements paysans de l’année 1953, des viticulteurs puis des éleveurs, sont en effet motivés par le niveau des prix.

Cette « jacquerie » contemporaine a été marquée par les barrages routiers. Est-ce vraiment une première ? Y a-t-il eu des actions similaires avant-guerre ?

Les barrages routiers sont une innovation importante de l’année 1953. Durant l’entre-deux-guerres, les paysans avaient pu attaquer des préfectures mais l’action de barrer une route advient avec le développement de la circulation routière et apparaît bien comme correspondant aux mutations de la société française des années 1950.

Quel est l’événement fédérateur qui aboutit à la création d’un « Comité de Guéret », qui réunit des agriculteurs du Centre et du Sud-ouest ?

Le Comité d’action du Centre naît le 22 septembre 1953, avant la grande journée de mobilisation du 12 octobre. Il réunit 18 fédérations départementales de la FNSEA : Allier, Cantal, Charente, Charente-Maritime, Cher, Corrèze, Creuse, Dordogne, Indre, Loire, Haute-Loire, Nièvre, Puy-de-Dôme, Saône-et-Loire, Deux-Sèvres, Vendée, Vienne et Haute-Vienne.

Pourquoi la Creuse s’est-elle trouvée dans une position, rare, de « centralité » dans ce mouvement ?

Comme le montre la liste énoncée, la plupart de ces fédérations se trouvent dans le Centre-Ouest, d’où la position presque centrale de Guéret, entre le Bassin aquitain et le Massif central.

Le Comité de Guéret est parfois décrit comme une « dissidence » des éleveurs du Massif central vis-à-vis d’une FNSEA, créée après-guerre et dominée par les céréaliers du bassin parisien. Est-ce juste ?

Il s’agit en effet d’un comité où les éleveurs dominent, même si la réalité économique est encore souvent celle d’une polyculture. Parmi les fédérations fondatrices, certaines sont de gauche mais pas toutes, loin s’en faut.

L'archive de la Cinémathèque de Nouvelle Aquitaine sur les barrages routiers de 1953 dans la Creuse peut être visionné ici.

Peut-on parler d’une forme de résistance au « productivisme », à une modernisation à marche forcée, même si on n’est pas encore, à cette époque, dans le « bond en avant » planifié dans les années 1960 ?

Non, pas vraiment, car la question des prix est centrale et beaucoup de paysans parmi ceux qui se mobilisent aspirent certainement à accéder au progrès technique, largement associé alors au productivisme.

Le Comité de Guéret, qui était une organisation assez informelle, a perduré durant vingt ans. Quel était son moteur ? À quoi est dû son essoufflement ? Le combat a-t-il été finalement perdu ?

Il se mobilise périodiquement, notamment lorsque le nouveau pouvoir gaulliste met fin à l’indexation des prix. Il s’essouffle progressivement faute d’un relais syndical efficace, ses fédérations se dispersent en matière d’appartenance, et en raison de la disparition d’une grande partie de la petite paysannerie qui en formait le plus gros bataillon.

Quel est l’héritage du Comité de Guéret ? Un mode d’action ? Son influence se fait-elle encore sentir dans le Massif central ?

Le fait de l’évoquer encore montre à quel point il a pu marquer les esprits dans la région, sans doute grâce à son identification territoriale précisément. Mais son héritage est d’autant plus mince que la petite paysannerie a largement disparu et se retrouve encore plus minoritaire qu’hier dans les instances syndicales, notamment majoritaires.

Les sympathisants du Comité de Guéret auraient-ils adhéré à la Confédération paysanne, fondée en 1987 ?

Au temps du Comité de Guéret, deux syndicats préfigurent en partie la Coordination rurale et la Confédération paysanne. Ce sont la FFA (Fédération française de l’agriculture) et les Paysans-Travailleurs. Or, la fédération du Puy-de-Dôme, conduite par Roland Viel, figure majeure du Comité de Guéret, adhère à la FFA, au nom d’une forme d’agrarisme et de la défense des prix… même, si ultérieurement ses héritiers se retrouvent à la Confédération paysanne, ce qui montre la nécessité d’une approche contextualisée et nuancée de ces catégorisations. 

Propos recueillis par Julien Rapegno

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