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En Limousin, quel est ce phénomène qui engloutit les singularités de nos cours d'eau ?

Une qualité des eaux qui tend vers le médiocre, un spectre d’espèces végétales et animales sensibles qui s’érode, des fonctionnalités écologiques qui s’affaissent ; une lame de fond est à l’œuvre dans nos cours d’eau : leur “uniformisation”. On parle aussi de “banalisation”. Elle s’opère par un double mouvement de dégradation du meilleur et d’amélioration du pire, qui débouche sur un nivellement général vers le “moyen” où les spécificités physiques et biologiques sont si diluées qu’elles finissent inéluctablement par disparaître.

La silencieuse disparition des spécificités de nos cours d'eau

Le phénomène est global et touche aussi le Limousin que l’on pouvait croire plus préservé. C’est ce qui ressort du travail débuté en 2015 par les trois fédérations de pêche départementales et l’Office français de la biodiversité autour de l’Atlas des poissons limousins. « Le rassemblement de nos données et des données historiques nous ont apporté une vision un peu plus large, à l’échelle de nos trois territoires », explique Sébastien Versanne-Janodet, directeur de la Maison de l’eau et de la pêche de la Corrèze.

« On voit que des cours d’eau qui étaient vraiment dans un très bon état il y a trente ans ont tendance à devenir “moyens” parce qu’on les laisse se dégrader. Et à l’inverse, des cours d’eau qui étaient en très mauvais état tendent vers un meilleur état parce qu’on met des moyens pour les restaurer »

Notamment par le levier de la directive-cadre européenne sur l’eau de 2000 (1).

Études biologiques, bilans d’objectifs, suivis de réseaux, données physico-chimiques, tout a été épluché, analysé.  « En mettant ensemble toutes les données, on arrive à voir ce qu’il se passe », car les espèces présentes, par leur nature et leur diversité « nous informent sur l’état du milieu ». « Que ce soit des poissons ou des invertébrés, chacun va avoir sa sensibilité propre à un certain seuil de perturbations », précise Sébastien Versanne-Janodet. Ensuite, « on va essayer de comprendre et d’avoir des pistes sur l’intensité et la nature des dégradations ».@Julie Ho Hoa

Résultat, en Limousin, l’uniformisation se confirme avec son chapelet de symptômes. Le premier, c’est la disparition progressive d’espèces aux exigences écologiques les plus fortes parmi elles l’écrevisse à pattes blanches ou les grands migrateurs comme le saumon ou l’anguille. « C’était une espèce très présente en Limousin, une ressource alimentaire et on la trouvait quasiment partout jusqu’au début du XXe siècle. Aujourd’hui, l’espèce a totalement disparu ».

La truite, le chabot, deux espèces particulièrement sensibles au réchauffement des eaux, communes autrefois dans toute la Creuse, « ont disparu du bassin de la Voueize par exemple », constate Sébastien Versanne-Janodet.

« On voit que ces espèces sensibles subissent des dégradations, ça peut être parfois une baisse de densité, des difficultés à se reproduire ou pas tous les ans, jusqu’à la disparition de certains territoires. »

Parfois même, « on a des cours d’eau où il n’y a plus rien, avec des cortèges d’espèces entiers qui disparaissent », observe-t-il. L’an passé, un suivi près de Limoges a mis au jour des endroits où truites, chabots, vairons et loches « ont tous disparu », remplacés par des perches soleil et des écrevisses de Californie. « Il y a des endroits où on n’a plus que des goujons ou des chevesnes qui survivent ».@Julie Ho Hoa

Là encore, l’uniformisation est à l’œuvre en écrêtant les singularités. « Paradoxalement, on a plus d’espèces aujourd’hui dans les rivières qu’auparavant mais ce sont des espèces assez peu exigeantes » qui supportent « des conditions très variables, très hétérogènes et qui se trouvent plutôt bien dans ces conditions moyennes d’uniformité des rivières », observe le directeur de la MEP de la Corrèze. À cours d’eau banal, biodiversité “banale”.

Des objectifs qui restent peu ambitieux en matière de qualité des eaux

Plusieurs facteurs sont responsables du phénomène. « L’un des deux moteurs de dégradation les plus puissants, c’est tout simplement la baisse de nos objectifs de qualité des eaux. Comme on est moins ambitieux, on les laisse se dégrader », résume Sébastien Versanne-Janodet.

Il cite l’exemple des nitrates dont les seuils de réglementation n’ont cessé d’être relevés, repoussant mécaniquement les bons objectifs à atteindre. 

« Dans les années 1970, on considérait qu’un taux de nitrates de 2 mg/litre, c’était une eau de bonne qualité et que 15 mg/litre, c’était très mauvais. Et puis dans les années 1990, 10 mg/litre c’était bien et 50, très mauvais. Aujourd’hui, on considère que 50 mg/litre, c’est bien… Donc tant qu’on n’a pas atteint ce seuil, on laisse faire, on estime qu’il n’y a pas besoin d’agir. ».

@Julie Ho HoaL’autre facteur qui participe de ce nivellement, « c’est que tous les cours d’eau ont le même objectif ». Sur une même rivière, le Thaurion par exemple, les objectifs en termes de préservation de la qualité des eaux en amont du pont de Senoueix, en Creuse ou ceux au niveau du barrage de Saint-Marc, en Haute-Vienne, sont les mêmes. « Alors que la rivière n’est pas du tout la même à ces deux endroits », fait remarquer Sébastien Versanne-Janodet.

« Comme on a le même objectif partout et que cet objectif est en plus peu ambitieux pour s’adapter aux grands cours d’eau, les rivières de tête de bassin, plus sensibles et plus fragiles, sont en train de se dégrader. » Celles pourtant, que l’on pensait les mieux préservées…

Un enjeu crucial qui doit rassembler

La qualité de l’eau des rivières et cours d’eau est plus que jamais l’affaire de tous. « L’eau est devenue une affaire très technique, chacun est dans un silo, il y a l’eau potable d’un côté, le milieu naturel de l’autre, l’eau pour l’irrigation dans un autre, etc. Très souvent, sur le terrain, on fait face à des oppositions entre des enjeux différents alors qu’en fait, on a tous le même intérêt à préserver l’eau de nos cours d’eau et on arrivera mieux à résoudre le problème si tout le monde se parle, rappelle Sébastien Versanne-Janodet. L’intérêt commun, ce serait de garder les rivières dans le meilleur état possible parce qu’une rivière dont l’eau est de bonne qualité permet tous les usages : elle peut fournir de l’eau potable pas chère, elle peut faire boire des troupeaux, on peut y pêcher, elle participe de l’image touristique, on peut s’y baigner. Alors que plus la qualité des eaux se dégrade, moins on pourra maintenir ces usages ou alors ça va nous coûter beaucoup plus cher, notamment en traitement l’eau. »

Pression anthropique, pollutions, drainage…

Il y a aussi évidemment l’impact des usages qui ont cours sur le bassin-versant et l’environnement direct du cours d’eau, la pression humaine qu’il subit. La logique veut que « plus on est dans un milieu naturel, moins il y a d’artificialisation, plus le cours d’eau sera préservé » mais des études de l’Université de Limoges montrent que même au cœur du Plateau de Millevaches, les produits pharmaceutiques remplacent parfois les produits phytosanitaires dans les analyses d’eau.@Floris Bressy

La modification du milieu, les altérations morphologiques (recalibrage, curage, seuils, etc.), jouent également un rôle dans la dégradation des cours d’eau et de la continuité écologique. Notamment la disparition des zones humides périphériques.

« On sait que cela a un impact considérable car elles jouent un rôle tampon à la fois sur les débits mais aussi sur la qualité des eaux. Pour des cours d’eau déjà fragilisés, le moindre truc en plus, c’est un truc en trop »

S’il est difficile de quantifier la proportion des cours d’eau qui s’uniformisent, on peut observer que « c’est une tendance de fond. Donc à un moment donné, tous les cours d’eau pourraient être concernés… On peut se préoccuper de l’environnement mais si on ne se donne pas le niveau d’exigence qui va avec nos ambitions, on ne pas y arriver », tranche le directeur de la MEP de la Corrèze.

Une triste tendance qui peut cependant encore être inversée. L’existence même de rivières qui conservent des eaux remarquables (lire ci-dessous) est la preuve que des démarches ambitieuses peuvent être menées s’il y a une volonté politique et citoyenne pour les porter. 

L’amplitude thermique des eaux menace aussi la biodiversité

Les amplitudes thermiques, la hausse des températures, les sécheresses à répétition ont aussi un impact sur l‘uniformisation des cours d’eau.Sécheresses, canicules, températures moyennes plus élevées, les effets du dérèglement climatique contribuent à la fragilisation des cours d’eau et à éprouver leur résilience.A la place de l'ancien étang de Peyrelevade, désormais effacé, la Vienne a repris son cours naturel. Ce programme sur la tête de bassin-versant aura un impact écologique rapide pour mes truites fario ou les moules perlières @Agence Ussel

Sur certains cours d’eau de Corrèze, Sébastien Versanne-Janodet a pu observer les effets des fortes sécheresses de ces dernières années sur les débits mais aussi la température de l’eau. « Derrière, on a une population de chabot qui a totalement disparu, à qui il faudra peut-être plusieurs décennies avant de recoloniser tout le sous-bassin. Il y a des endroits où des populations de truites ont quasiment disparu aussi. Si certaines arrivent à survivre dans les petits affluents, elles recolonisent beaucoup plus vite mais ce sont des tendances qui sont plutôt inquiétantes… »Le Picq @ Bruno Barlier

Au réchauffement des eaux induit par le climat s’ajoute celui directement généré par l’homme à travers notamment les étangs, les seuils et barrages, nombreux en Limousin. « Il y a des endroits où l’on est déjà à plusieurs fois les valeurs prévues par le scénario du Giec », constate Sébastien Versanne-Janodet. L’ancien étang de Peyrelevade par exemple, effacé aujourd’hui, où l’été, « on avait déjà entre +6 et + 8°C à 800 mètres en aval de l’étang ».

« On dit toujours que c’est la dose qui fait le poison mais en Limousin, on a partout des endroits où l’eau est soit réchauffée l’été et refroidie l’hiver par les étangs, soit refroidie par les barrages, donc une eau dont la température est potentiellement modifiée partout. Les espèces qui ne supportent pas les amplitudes thermiques souffrent forcément. »

En Creuse coulent trois rivières à contre-courant de l'uniformisation

Il reste des joyaux en Limousin, trois notamment, qui serpentent côté creusois sur le Plateau de Millevaches, à qui toutes les rivières devraient ressembler. La Gioune et le Picq depuis 2016 et le Cubaynes depuis 2022 sont entrées dans le club trop rare des sites labellisés Rivières sauvages.Depuis 2016, le Département de la Creuse porte les candidatures de ces trois rivières labellisées et met en œuvre, par l’intermédiaire de Florent Iribarne, un programme d’actions collégial pour les préserver @ François Delotte

Un label exigeant, remis en jeu tous les cinq ans, pour lequel il faut cocher 47 critères qui recoupent l’hydromorphologie, la biodiversité, l’occupation du sol, la qualité de l’eau ou encore le fonctionnement écologique. Leur plus grande valeur, qu’elles doivent à toutes ces spécificités associées, c’est leur résilience.

Qui sont ces gardiens qui veillent sur les trois cours d'eau labellisés "Rivières sauvages" de Creuse ?

« On constate qu’effectivement ces trois rivières résistent mieux aux épisodes de sécheresse que l’on traverse depuis 2019 », explique Florent Iribarne, responsable de la mission Milieux aquatiques au Conseil départemental de la Creuse.Le Picq est l'une des trois rivières labellisées Rivières sauvages en Creuse avec la Gioune et le Cubaynes, affluent de la Gioune @Bruno Barlier

« On s’aperçoit qu’il y a plus d’eau dans ces rivières et que sa qualité reste aussi compatible avec les exigences des espèces qui y vivent et qu’une fois que la période difficile est passée, le cours d’eau retrouve toutes ses capacités. »

Ces trois cours d’eau n’ont jamais connu d’assec, conservent leurs populations piscicoles et leur végétation aquatique typique d’eaux oligotrophes. « Ce sont des rivières de référence qui nous apportent beaucoup en termes de connaissances », souligne-t-il.

Véritables rivières témoin, elles sont aussi l’illustration que lorsque « des collectivités s’engagent pour dépasser les simples objectifs réglementaires du “bon état écologique des eaux” et s’investissent dans un programme d’actions plus exigeant, elles créent de la valeur sur nos territoires », se réjouit Denis Caudron, responsable développement pour le programme Rivières sauvages qui souhaiterait cependant que la barre soit mise un peu plus haute pour le reste des masses d'eau.@Bruno Barlier

« On fait de gros efforts pour restaurer des rivières dégradées, on arrive à rendre des milieux un peu plus fonctionnels, à atteindre le "bon état écologique". Ca satisfait l’administration, ça satisfait les objectifs politiques, mais si on raisonne uniquement en terme de milieu, on est loin du compte. »

D'autant que le retour sur investissement vaut largement les moyens déployés puisque des rivières en très bon état écologique « nous rendent des services écosystémiques considérables » dont nous allons avoir de plus en plus besoin, ne serait-ce que pour la ressource en eau. 

« Si on commence à calculer monétairement ce que l'on récupère de ces milieux en très bon fonctionnement, on est surpris. C'est quelque chose que l’on a étudié, l’École centrale de Paris avec des économistes, on a les chiffres, même si c’est toujours un peu compliqué de mettre une valeur sur un milieu naturel parce que ça n’a pas de prix en réalité »

La Gioune, labellisée elle aussi Site Rivières sauvages

Face à une tendance qui n'est pas très réjouissante, « avoir ces petits oasis de biodiversité fonctionnelle permet de dire que tout devrait fonctionner comme ça, résume-t-il. Elles sont la référence de ce qui est en bonne santé pour nous permettre de soigner correctement ce qui est malade. C'est-à-dire tout le reste ».

(1) La DCE, effective depuis octobre 2000, visait à parvenir à un bon état écologique des rivières, lacs et eaux souterraines en Europe d’ici à 2015. Un objectif repoussé à 2021 puis à 2027.

Pour suivre le fil de l'eau... au cinémaJeudi 15 février, à 18 h 30, le cinéma Le Sénéchal à Guéret, organise la projection de La Rivière de Dominique Marchais, réalisateur de La Ligne de partage des eaux (2014) et Le Temps des grâces (2010). La séance sera suivie d'un débat sur les enjeux du film en présence de Florent Iribarne.  Synopsis : "Entre Pyrénées et Atlantique coulent des rivières puissantes qu’on appelle les gaves. Les champs de maïs les assoiffent, les barrages bloquent la circulation du saumon. L’activité humaine bouleverse le cycle de l’eau et la biodiversité de la rivière. Des hommes et des femmes tendent leur regard curieux et amoureux vers ce monde fascinant fait de beauté et de désastre."

Texte : Julie Ho Hoajulie.hohoa@centrefrance.comPhotos : Julie Ho Hoa, Floris Bressy, Bruno Barlier, François Delotte

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