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Le directeur de L’Express était… un agent du KGB : nos révélations sur Philippe Grumbach

Des stars à Pont-L’Evêque. Ce 11 octobre 1980, Philippe Grumbach, ancien directeur de L’Express, épouse Nicole, fondatrice d’une revue prisée du tout-Paris, de vingt-sept ans sa cadette. Alain Delon est là, en smoking nœud papillon, Isabelle Adjani a également fait le déplacement dans le Calvados. Les témoins se nomment Françoise Sagan et Pierre Bergé. On en parle dans Le Matin de Paris, le quotidien de la gauche socialiste, quelques photos sont même publiées dans le très branché Playboy, sous un article de Thierry Ardisson. Consécration mondaine pour Grumbach. Sur les clichés, ce quinquagénaire, que sa grande taille et ses traits forts rendent intimidant, apparaît plus impérial que jamais en costume-cravate-pochette, sourire de patriarche aux lèvres. "Un aristocrate de la presse", écrira L’Express à son décès, en 2003.

En ce début des années 1980, le journaliste est un homme puissant, aux confins des médias, de la politique, de la mode et du cinéma. De sa relation avec Jean-Jacques Servan-Schreiber, tout a été dit. "Le fidèle d’entre les fidèles" tranchent Alain Rustenholz et Sandrine Treiner dans leur ouvrage sur la famille du fondateur de L’Express. "L’esclave-esclavagiste", le surnomme l’éditorialiste Roger Priouret, sobriquet évocateur de sa relation à JJSS comme de sa propension à diriger le journal sans excès de démocratie participative.

Intime de Mitterrand et VGE

On sait Philippe Grumbach intime de Pierre Mendès France, "mon cher ami", se nomment-ils dans leur correspondance, comme il l’a été de François Mitterrand. Il est surtout proche depuis plusieurs années du président de la République, Valéry Giscard d’Estaing. En octobre 1977, Le Canard enchaîné l’a décrit comme "l’un des conseillers les plus écoutés" du chef de l’Etat. VGE a failli l’imposer à la tête de RTL, après avoir pensé à lui pour Antenne 2. Seule son éviction de L’Express, décidée par Jimmy Goldsmith, début 1978, pourrait le contrarier. Mais Grumbach a un plan, il envisage de créer un journal. Ce que personne ne sait alors, c’est que le patron de presse influent cache un lourd secret. Il est l’un des principaux agents du KGB en France. A la lecture de ses états de service, on pourrait même le considérer comme un des plus grands espions soviétiques de la Ve République.

Pour s’en convaincre, il faut filer à l’université de Cambridge, au Royaume-Uni. Depuis 2014, les documents de Vassili Mitrokhine, archiviste en chef du service secret soviétique entre 1972 et 1982, y sont entreposés. En 1992, à la chute de l’URSS, ce lieutenant-colonel du KGB fait défection au profit du Royaume-Uni. Il emporte avec lui toutes ses archives, des milliers de notes recopiées sur des opérations secrètes, des centaines de noms d’espions. La CIA a qualifié son exfiltration de "plus grande opération de contre-espionnage de l’après-guerre", selon un rapport de la Chambre des communes britannique, en juin 2000. La volonté de Mitrokhine était de voir ses informations publiées. En 1999, Le KGB contre l’Ouest (traduit en France aux éditions Fayard) paraît, cosigné avec l’historien Christopher Andrew. Des dizaines d’espions sont mentionnés, seuls leurs noms de code sont généralement écrits, souvent pour préserver les enquêtes judiciaires. Les révélations de Vassili Mitrokhine provoquent de nombreux aveux, comme ceux de Robert Lipka, agent de la NSA américaine, ou de la fonctionnaire britannique Melita Norwood, espionne russe pendant quarante ans. Des commissions d’enquête parlementaires sont diligentées au Royaume-Uni, en Italie. L’authenticité des informations de l’archiviste est à chaque fois reconnue. "Rien de ce qu’a écrit Mitrokhine ne s’est avéré faux. Concernant les cas français, la DST détenait certaines informations secrètes que ses écrits ont à chaque fois confirmé", nous indique Raymond Nart, chasseur d’espions russes de 1966 à 1998 à la DST, l’ancêtre de la DGSI, où il finira directeur-adjoint.

Découverte de Gelibter

Début décembre 2018. Cyril Gelibter, doctorant en histoire de la diplomatie à Sorbonne Université, se rend à Cambridge pour consulter les archives Mitrokhine. Le chercheur y découvre le nom de l’ancien directeur de L’Express, dans des documents en russe que L’Express a fait expertiser et traduire de manière indépendante. "Grumbach Philippe, né en 1924, juif, rédacteur du journal L’Express à Paris, journaliste, proche de Giscard d'Estaing, recruté en 1946", écrit Mitrokhine, dans le document que consulte Cyril Gelibter.

Information stupéfiante. Depuis les années 1970, Philippe Grumbach passait pour proche de l’UDF, après des années dans les arcanes de ce qu’on n’appelle pas encore la "gauche caviar". Pro-communiste, il ne l’a jamais été, hormis dans sa jeunesse. Sur une autre page, il est question de son alias : ""Brok", né en 1924, juif, citoyen français, directeur du journal L’Express, collabore depuis 1946. A de bonnes relations personnelles avec Edgar Faure, Mitterrand, le ministre des Affaires étrangères Schumann, Defferre et Servan-Schreiber, ce dernier lui confie la mission de régler des questions délicates, la liaison avec les représentants et leaders des partis politiques et les groupes". La description ne laisse aucun doute : Grumbach est Brok.

Brok. Un nom bien connu des milieux du renseignement. "L’un des agents les plus anciens et les plus appréciés" du KGB en France, écrivent Mitrokhine et Andrew dans Le KGB contre l’Ouest. Les informations sur son compte sont parcellaires dans les notes du lieutenant-colonel. Mais il en écrit suffisamment pour qu’on comprenne que Grumbach-Brok était une pièce maîtresse de Moscou en France. Il "était jugé tellement important par le Centre qu’il avait rencontré cinq des chefs du cinquième département" de la première direction du KGB, c’est-à-dire le service chargé de l’espionnage en Europe occidentale, "responsable, entre autres, des opérations en France". En clair, Grumbach-Brok a eu des relations directes avec cinq maîtres espions du KGB à Moscou. Il est le seul agent mentionné dans le livre à avoir reçu un tel honneur. Mitrokhine liste aussi dix de ses "officiers traitants" soviétiques en France, de 1951 à 1979. La collaboration a été exceptionnellement longue. Celle-ci s’arrêtera en 1981, après trente-cinq ans.

Dès le milieu des années 1990, le MI6, les renseignements extérieurs britanniques, a transmis à la DST, le contre-espionnage français, la liste des agents français cités par Mitrokhine. Parmi les 70 personnes citées, le nom de Grumbach figure bien. "Je me souviens évidemment que Philippe Grumbach apparaissait dans les archives Mitrokhine", confirme Raymond Nart. Immense surprise pour les policiers français, qui ne l’ont jamais soupçonné. A cette époque, pourtant, aucune enquête interne n’est ouverte. L’URSS n’existe plus, la Russie est ruinée, les faits sont prescrits et le renseignement français a d’autres priorités.

Faux en 1974

Une seule mission précise de l’agent Grumbach-Brok est détaillée dans les archives. Elle paraît tirée d’un roman d’espionnage. "Pendant la campagne pour la présidentielle de 1974, il reçut du Centre, sur instructions personnelles d’Andropov [NDLR : le directeur du KGB], les conseils prétendument donnés à Giscard d’Estaing par les Américains pour battre Mitterrand et Chaban-Delmas, son rival gaulliste au premier tour", écrivent Mitrokhine et Andrew. Et d’ajouter que "Brok fit parvenir ce faux document à Chaban-Delmas et à quelques autres responsables politiques dans le but manifeste de faire obstacle à l’union au second tour des divers courants de la droite". Information encore une fois saisissante quand on sait que Philippe Grumbach passait alors, au sein de la rédaction de L’Express, pour un sympathisant de Valéry Giscard d’Estaing.

Pour le reste, Mitrokhine se contente de quelques mots, suffisants pour comprendre que Grumbach était plus qu’un agent d’influence. Il est question de "renseignements", d’ "informations", de "missions", et d’ "actions". Et d’argent aussi. Beaucoup. Le transfuge du KGB n’a gardé que certains relevés mais note que Brok a perçu, entre 1976 et 1978, 399 000 francs, l’équivalent de 252 000 euros de 2022, en tenant compte de l’inflation, selon les coefficients de l’Insee. En 1973, 1974 et 1975, le KGB a aussi offert une prime exceptionnelle à ses 13 meilleurs agents en France, "avec l’approbation personnelle d’Andropov", lit-on. Brok en fait partie. Avec 3 000 francs de gratification chaque année, il est même le deuxième agent le mieux rétribué, après "Jour", un chiffreur du Quai d’Orsay qui permet à Moscou de lire la plupart des télégrammes diplomatiques français en direct.

Documents extraits des archives Mitrokhine issues du collège Churchill de l’université de Cambridge.

"Agent de renseignement politique"

En lisant Mitrokhine, on ne sait pas si les colonnes de L’Express ont été touchées par la double vie de leur directeur. L’instrumentalisation de la presse faisait bien sûr partie des priorités du KGB. Mais aucune opération n’est mentionnée, et jamais la rédaction n’a manifesté de complaisance pour le régime soviétique. Le 7 janvier 1974, l’hebdomadaire consacre par exemple sa Une à Alexandre Soljenitsyne, et publie en exclusivité des extraits de l’Archipel du goulag, récit sur l’enfer des camps de travail forcé en URSS. En janvier 1976, L’Express dédie également un numéro spécial à La tentation totalitaire, l’essai de Jean-François Revel, dans lequel l’intellectuel s’inquiète de la préférence d’une certaine gauche occidentale pour les régimes autoritaires, pour peu qu’ils soient anticapitalistes. Le directeur du journal se nomme alors Philippe Grumbach. "Grumbach n’était pas un agent de désinformation. Vu ses contacts politiques sommitaux, c’était tout simplement un agent de la ligne PR du KGB, chargée du renseignement politique. Un mélange des genres n’aurait pas été longtemps tenable", commente Raymond Nart.

Mitrokhine écrit tout de même quelques mots sur les motivations de l’agent Brok. Il "était entré au KGB pour des raisons idéologiques en 1946 [puis] avait commencé à travailler pour de l’argent quelques années plus tard pour améliorer ses revenus de journaliste et s’acheter un appartement à Paris". Précision cohérente avec le début de carrière de Grumbach. En 1946, il vient d’être embauché à l’Agence France Presse (AFP), après quelques mois auprès de Volontés de ceux de la Résistance, un quotidien dirigé par Pierre Stibbe et Michel Collinet, deux militants du parti socialiste ouvrier et paysan, une petite organisation marxiste. Surtout, dans ces années, Philippe Grumbach est "politiquement très proche du Parti communiste", écrivent Françoise Roth et Serge Siritzky dans Le Roman de L’Express. En 1948, il quitte l’AFP pour protester contre la politique du gouvernement sur la guerre d’Indochine, comme il l’explique au média Presse Actualité, en 1973, et entre à Libération, dirigé par Emmanuel d’Astier de La Vigerie, député apparenté communiste. Le transfert a de quoi étonner : généralement, le renseignement soviétique dissuade ses agents de travailler dans les organisations communistes. Pourquoi manipuler des convaincus ? De fait, à partir de 1949, date de son départ, Grumbach-Brok ne collabore plus à la presse marxiste.

Liaison américaine

Il s’envole… pour l’université de Columbia, aux Etats-Unis, où il étudie le journalisme. Le lien avec le "nouveau monde" remonte à la guerre. Né en 1924, à Paris, Philippe Grumbach est de confession juive ; en 1940, le régime pétainiste le menace, il émigre aux Etats-Unis avec sa mère, son frère et sa soeur. Il s’initie au journalisme auprès de La Voix de l’Amérique, la radio du gouvernement américain, dont la section française est dirigée par Pierre Lazareff, bientôt fondateur de France Soir. Puis il fait son service militaire avec l'armée américaine. En 1943, il rejoint l’armée de la résistance, en Algérie. Toute sa carrière, Grumbach gardera une liaison américaine. En 1973, il recrute comme grand reporter Pierre Salinger, ancien sénateur démocrate de Californie et surtout ex-porte-parole de la Maison-Blanche sous Kennedy.

En 1950, de retour d’Amérique, Philippe Grumbach débarque à Paris Presse, quotidien proche de la droite parlementaire, où il croise Jean-Jacques Servan-Schreiber, déjà éditorialiste à 27 ans. En 1954, quelques mois après la fondation du journal, JJSS le recrute à L’Express, comme rédacteur. Grumbach s’impose vite comme un de ses principaux collaborateurs, son "chef de cabinet", écrivent Françoise Roth et Serge Siritzky. Dès 1955, l’ancien résistant est secrétaire général de la rédaction, puis rédacteur en chef en 1956. A la façon de son mentor, Grumbach pratique un journalisme engagé, parfois à la frontière du conseil politique. "La bataille doit être menée par Mendès avec un candidat très fort. Vous, par exemple, seriez sans aucun doute le meilleur candidat possible", écrit-il à JJSS, le 25 novembre 1956, à propos d’une élection législative partielle à Paris, lit-on dans La saga Servan-Schreiber, de Rustenholz et Treiner.

Les deux journalistes sont extrêmement proches du député radical Pierre Mendès France, au point de s’immiscer, parfois, dans la conduite du pays. L’anecdote est racontée dans Le Roman de L’Express. La relire à l’aune de la vie secrète de Brok est troublant. Le 27 octobre 1956, Philippe Grumbach est contacté "par l’un de ses informateurs habituels", est-il écrit. Son nom ne sera jamais donné. La source anonyme a un tuyau : "Demain la France et la Grande-Bretagne vont attaquer l’Egypte". La crise de Suez oppose les deux pays européens au régime de Nasser, de plus en plus proche du bloc soviétique, hostile à toute intervention occidentale. A 20 heures, Philippe Grumbach et Françoise Giroud se rendent chez Pierre Mendès France, alors à l’écart de la coalition gouvernementale. "Mes sources sont sûres", affirme Grumbach. Le président du Parti radical file alors à Matignon… pour tenter de dissuader Guy Mollet, le Premier ministre, d’attaquer l’Egypte. A la place, Mendès France propose d’associer les Etats-Unis et l’URSS à la résolution du conflit. Avec son intervention, Grumbach est alors en passe de provoquer un recul français, arrangeant pour l’URSS. Las !, le chef du gouvernement hésite, mais il engage bien l’armée deux jours plus tard.

Le 23 octobre 1959, Philippe Grumbach se trouve au centre d’un autre dossier tortueux : le faux attentat de l’Observatoire subi par François Mitterrand. L’épisode figure encore une fois dans Le Roman de L’Express. René-William Thorp, le bâtonnier de Paris, le convoque dans ses bureaux. Grumbach y découvre le futur président de la République, en pleurs. L’attaque à la mitraillette dont il a été victime, la semaine précédente, est en passe de causer sa perte. Robert Pesquet, un ancien député gaulliste devenu poujadiste, prétend que Mitterrand lui aurait demandé de simuler l’attentat. Les deux hommes se sont bel et bien rencontrés plusieurs fois quelques jours auparavant, et Pesquet s’est envoyé à lui-même, plusieurs heures avant l’attentat et poste restante, afin que le cachet fasse foi, tous les détails de la fausse agression à venir.

Mitterrand exfiltré

"C’est un guet-apens pour me liquider politiquement… Je n’ai plus qu’une chose à faire : me suicider. N’est-ce pas ?", demande Mitterrand à Grumbach. Le rédacteur en chef de L’Express prend l’initiative d’emmener le sénateur à Meulan-en-Yvelines, où sa collègue Brigitte Gros possède une maison de campagne. C’est là que les deux hommes échafaudent la contre-attaque au "complot Pesquet". "Vous allez tout me raconter et je vais me faire l’avocat du diable, poser les questions qu’on ne manquera pas de vous poser. Quand tout sera clair, on publiera votre version dans le prochain Express. D’accord ?", intime Grumbach. Pendant une journée, ils discutent, débattent. Le 29 octobre 1959, L’Express publie la défense de François Mitterrand sur trois pages, avec le titre : "Ce que j’ai à dire". L’opinion, qui moquait la fausse victime, se met à douter. L’agent du KGB a sauvé Mitterrand. Un service rendu pouvant servir.

Philippe Grumbach probablement en 1953 ou peu après la création de L'Express

En août 1960, autre fulgurance : il propose à son amie Françoise Sagan de l’envoyer en reportage à Cuba, pour l’anniversaire de la révolution de Fidel Castro. L’écrivaine en revient avec deux articles à sa façon, drôles, piquants, critiques mais pas excessivement. En février 1963, L’Express est au faîte du succès, et pourtant Grumbach démissionne avec fracas ; il ne supporte plus de partager la direction du journal avec Françoise Giroud.

Disgrâce et cinéma

S’ensuit une décennie de disgrâce. Des tentatives de créations de journaux, avortées. Le mensuel Le Mois, en juin 1964, un seul numéro ; l’hebdomadaire culturel Pariscope, en octobre 1965, qu’il quitte à la fin de l’année ; il rachète aussi la revue Le Crapouillot, deux numéros d’enquête, sur le LSD et l’affaire Ben Barka, avant de le revendre. Entre 1963 et 1970, Brok n’a pas d’agent traitant soviétique répertorié par Mitrokhine. Comme si la collaboration s’était arrêtée ces années-là. A cette époque, Grumbach développe son réseau dans le cinéma. En 1970, il co-écrit avec Françoise Sagan le scénario et les dialogues du Bal du comte d’Orgel, un film de Marc Allégret avec Jean-Claude Brialy dans le rôle-titre. Il est surtout marié à Lilou Marquand, bras droit de Coco Chanel, mais aussi la sœur de Christian Marquand et de Lucienne Marquand, dite Nadine Trintignant. Costa-Gavras et Roger Vadim figurent parmi leurs intimes. Marlon Brando aussi. A chaque fois qu’il vient à Paris, et le cas se présente fréquemment, l’acteur américain passe du temps avec le Français. Dans les années 1970, Michel Labro et François Forestier, jeunes journalistes à L’Express, se souviennent d’avoir aperçu la star affalée sur un canapé à la rédaction.

C’est qu’en 1971, Philippe Grumbach est revenu à L’Express. En majesté. Jean-Jacques Servan-Schreiber en personne l’a rappelé. 12 journalistes et cadres ont démissionné pour protester contre le mélange des genres entre les fonctions politiques de JJSS, désormais député radical de Nancy, et son rôle au sein de L’Express, où il possède toujours 40 % des parts. Le "chef de cabinet" devient directeur politique de l’hebdomadaire, n°1 bis du journal derrière Françoise Giroud. Mais pas que. "Une fois que je serai président du Parti radical, je voudrais faire un accord avec Lecanuet, pour être le lien entre les centristes et les socialistes. […] Si vous entrez à L’Express, il faudra que vous m’aidiez à réussir ce regroupement", lui demande JJSS, peut-on lire dans Le Roman de L’Express.

Dès lors, Philippe Grumbach coordonne L’Express… tout en s’activant pour la carrière politique de son grand homme, une double activité qui n’a pas échappé aux Soviétiques. Dans les pages, le mélange des genres se fait parfois sentir. "Grumbach arrive, grand type aux cheveux grisonnants et au profil de condottiere. Changement d’atmosphère. Désormais, les désirs de JJSS seront des ordres", écrit Catherine Nay dans Souvenirs, souvenirs, le premier tome de ses mémoires. A l’en croire, L’Express se mue alors en journal de combat du parti radical et de sa coalition réformatrice, en témoignerait la série baptisée "les cent députés menacés" que le service politique lance alors. "Nous devions en revenir avec ce problème résolu, le député sortant serait battu par le candidat réformateur", grince Catherine Nay.

Le 29 mai 1972, L’Express publie un reportage de Grumbach à Moscou, dans les coulisses de la rencontre Nixon-Brejnev. L’analyse est équilibrée, on lit d’ailleurs que l’agent du KGB a rencontré… des conseillers proches du président américain, pendant son séjour. Deux semaines plus tôt, il a livré un reportage du même type à Washington, où il a rencontré plusieurs dignitaires américains, mais aussi l’ambassadeur de l’URSS, Anatol Dobrynin. La présence à Paris de Pierre Salinger, duquel il est proche, lui permet de garder un lien constant avec la présidence américaine. En témoigne une histoire cocasse, qui fait les délices du Canard enchainé. Le 21 juin 1975, Grumbach regarde à la télévision une émission de politique-fiction de Michel Lancelot, imaginant la mort de Mao Tse Tong. Il téléphone alors très sérieusement à l’Express pour s’étonner que ce décès n’électrise pas la rédaction. Pierre Salinger appelle la Maison blanche, si bien qu’Henry Kissinger est mis au courant, en quelques heures, de la méprise de Grumbach.

Cancer de Pompidou

Dans le numéro de L’Express du 4 juin 1973, « P. G.", comme il signe ce jour-là, est le premier journaliste à dévoiler l’ampleur des ennuis de santé de Georges Pompidou, le président de la République : "Trop de commentaires alarmants circulent actuellement dans les milieux politiques sérieux sur l’état de santé de M. Georges Pompidou pour qu’il soit possible de faire comme si de rien n’était". Et d’avancer : "Le président de la République aurait été brièvement hospitalisé il y a quelques jours […] L’affection dont (il) souffre serait traitée simultanément par irradiations au cobalt et par des corticoïdes". Ultime précision, mais pas la moindre, Grumbach-Brok ajoute que "tout se passe comme si" Chaban et Giscard, les rivaux de Pompidou, pensaient que l’élection présidentielle aura lieu avant 1976. Manière de laisser entendre que le chef de l’Etat pourrait bientôt quitter le pouvoir. Le Washington Post ne s’y trompe pas, et évoque dès le ­ lendemain, en citant L’Express, le "cancer" du président. Un mois plus tôt, Philippe Grumbach a accueilli à l’aéroport Ben Bradlee, le légendaire patron du quotidien américain. Le journaliste était l’invité spécial de la fête des vingt ans de l’Express, à l’opéra Garnier.

En juillet 1974, Françoise Giroud entre au gouvernement, à la suite de Jean-Jacques Servan-Schreiber, évincé après douze jours, mais toujours député radical. Philippe Grumbach devient directeur de la rédaction de L’Express. Il engage un rapprochement personnel avec Valéry Giscard d’Estaing, le président de la République, qu’il a pourtant tenté de faire perdre, selon les archives Mitrokhine. Le 9 décembre 1974, il festoie avec Roger Vadim chez lui, place du Palais-Bourbon, lorsque l’acteur a l’idée d’appeler le chef de l’Etat. Le comédien et le politique ont des liens familiaux puisque Vadim est marié à Catherine Schneider, la cousine de l’épouse de VGE. Le président débarque illico.

Dès lors, Grumbach et le chef de l’Etat se voient régulièrement, au point de passer pour "de vrais frères", moque Le Canard enchaîné. En août 1977, quand Grumbach est arrêté dans une limousine à Saint-Tropez, en compagnie de Catherine Schneider et de Pierre Salinger, qui possède une maison sur place, un coup de téléphone à l’Elysée suffit à les libérer, écrit aussi La Gazette de Saint-Tropez. VGE fait nommer Grumbach au Haut conseil de l’audiovisuel, l’ancêtre du CSA, ainsi qu’à la commission nationale du droit de réponse. A l’automne 1977, le président pense même à lui pour diriger Antenne 2. La discussion achoppe sur le plan salarial.

"Insincère et mensonger"

Au plus haut de son influence, Philippe Grumbach est pourtant écarté de L’Express. Officiellement, il s’agit d’une sanction liée au numéro du 16 janvier 1978, en Une duquel François Mitterrand apparaît grimé en coq, crête sur le crâne, oreillons rougeâtres pendant des joues. De mauvais goût. En réalité, Jimmy Goldsmith, le nouveau propriétaire, veut surtout évincer un emblème de l’ère JJSS. Le journaliste quitte la rue de Berri en mai.

Brok envisage de lancer un quotidien, puis il fonde sa société de production de films, qui s’occupera notamment de Claude Chabrol. Loin d’une rédaction, ses informations intéressent de moins en moins Moscou. Après l’élection présidentielle de 1981, le service secret soviétique se sépare de lui. Le rapport rédigé à cette occasion est sévère. La résidence du KGB à Paris le dépeint comme "insincère et mensonger dans ses contacts avec les officiers d’opérations", les Soviétiques affirment aussi qu’il "exagérait ses capacités d’information et d’action, grossissait la valeur de ses renseignements et manifestait des tendances mercenaires, un manque de discipline et une inaptitude à mener ses missions à bien", écrivent Mitrokhine et Andrew. Le temps de Brok est terminé. En 1984, il devient directeur-adjoint du Figaro.

Entretiens avec Wolton

Un homme, un jour, a interrogé Philippe Grumbach sur sa trahison. Le journaliste Thierry Wolton, alors spécialiste du renseignement soviétique, a eu accès à la liste des espions français transmise par le MI6 à la DST. Au début des années 2000, il prépare un ouvrage sur cette liste d’agents et demande naturellement à voir Grumbach. Il se rend à son domicile parisien, à Saint-Germain-des-Prés, comme il nous le raconte. "Un grand type, impressionnant, qui s’exprime avec élégance et panache", se souvient Thierry Wolton. En politique, Grumbach se dit "centriste", après avoir "été de gauche" dans sa jeunesse. Lorsque l’enquêteur en vient à parler des archives Mitrokhine, et de son nom sur une liste d’espions, Brok dresse l’oreille : "Alors mon nom va se retrouver sur Internet".

Les deux journalistes conviennent de se revoir pour discuter plus amplement. Au deuxième rendez-vous, Wolton a apporté l’opus de Mitrokhine et Andrew ; selon son récit, Grumbach paraît impénétrable. "Ils ont mis du temps à s’en rendre compte", commente-t-il sur le rapport de 1981. Puis il se ferme un peu : "Ça pourrait être une manipulation pour déstabiliser la presse". Le troisième entretien est le plus tendu. Philippe Grumbach ne veut plus bavarder. "Si vous publiez, je vous poursuivrai", prévient l’ancien directeur de L’Express. Thierry Wolton ne dispose pas à l’époque des documents prouvant l’implication de Grumbach-Brok. Plon, l’éditeur, tergiverse, puis renonce à la parution du livre, intégralement écrit. Il dort depuis plus de vingt ans dans un tiroir.

Lors de leurs échanges, Philippe Grumbach a expliqué avoir prévenu son épouse, selon Thierry Wolton. "Tu aurais pu me le dire plus tôt", lui aurait-elle répondu. Contactée, Nicole Grumbach, sa femme d’octobre 1981 jusqu’à sa mort, nous a fait parvenir un message. Avec une révélation décisive, qui pose de nouvelles questions. Elle y confirme la collaboration de son mari avec le KGB, selon des confidences tardives qui lui a faites, après la visite de Wolton : "Thierry Wolton est venu interviewer Philippe peu de temps avant sa mort. C’est à ce moment-là qu’il m’a dit avoir travaillé pour le KGB, avant notre mariage. Il m’a expliqué qu’il avait été révolté par le racisme qu’il avait observé au Texas lors de son service militaire avec l’armée américaine. Il a immédiatement ajouté qu’il avait voulu arrêter très rapidement mais qu’il ne pouvait pas, qu’il était menacé et avait eu peur pour sa famille de l’époque." Espion appâté par le gain ou gentil flamboyant pris au piège ? Tels ces héros de romans russes tourmentés à perpétuité par leurs choix, Grumbach-Brok sera mort avec ses secrets.

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