World News in French

Quelle est la meilleure méthode pour apprendre à lire ? Les réponses de la science

Certains enseignants, dans le cadre de l’apprentissage de la lecture, ont recours au principe de "devinette psycholinguistique". Comme cette professeure des écoles qui demande un jour à sa classe de CP de déchiffrer la phrase "le lapin est sous le sapin". L’un des élèves se lance et répond : "Le lapin est sous l’arbre" après avoir attentivement observé l’illustration qui représente la scène. La réponse, bien qu’approximative, est validée. Après tout, peu importe le chemin pris pour arriver au résultat, laisse entendre l’enseignante. L’important n’est-il pas que l’enfant ait compris le sens de la phrase ? L’anecdote, relayée par la docteure en psychologie Odile Espinoza, date de 2006. "Il est probable qu’aujourd’hui on ne se contenterait pas de cette réponse et on demanderait à l’élève d’aller plus loin en recentrant son attention sur l’identification des lettres et des syllabes. Pour autant, cette culture de 'l’à-peu-près' encouragée par le recours à certains principes issus de la méthode globale perdure", se désole cette spécialiste qui cosigne l’ouvrage L’Apprentissage de la lecture en 36 questions (Odile Jacob), à paraître le 21 février.

"Il est quand même incroyable que l’on en soit encore là malgré toutes les récentes avancées scientifiques, aussi bien dans le champ de la psychologie cognitive que des neurosciences", renchérit sa coauteure Anne-Marie Bruno, ancienne inspectrice de l’Education nationale. L’éternel débat qui oppose les partisans de la seule méthode syllabique (fondée sur la manière dont les lettres se combinent pour former des mots et des sons) à ceux qui n’hésitent pas à recourir, en parallèle, à des principes inspirés de la méthode globale (comme celui qui consiste à photographier mentalement des mots) est bel et bien encore présent. En clair, une majorité d'enseignants opte aujourd’hui pour une méthode mixte. Et, sur le terrain, certaines "recettes", qui vont à l’encontre de ce que démontrent de nombreux travaux de recherche, continuent de s’appliquer. Alors même que la France ne cesse d’être pointée du doigt pour ses mauvais résultats scolaires : en 2021, 47 % des élèves, en début de CE1, n’atteignaient pas le seuil des 50 mots par minute qui est l’objectif attendu en fin de CP. Ce taux grimpe jusqu’à 60 % dans les écoles ayant un public défavorisé. Et près de 1 jeune sur 4 âgé de 16 à 25 ans est soit un lecteur médiocre, soit en grande difficulté de lecture, soit en situation d’illettrisme.

Certains leviers nécessaires pour renverser la tendance sont aujourd’hui scientifiquement démontrés : aider les enfants à enrichir leur vocabulaire dès la maternelle ; les faire lire à haute voix ; combiner cette activité à la pratique de l’écriture ; mettre l’accent sur la correspondance entre les graphèmes (visuels) et les phonèmes (auditifs) dès le début de CP… "Nous ne sommes pas programmés génétiquement pour l’apprentissage de la lecture. Dans un premier temps, ce travail va entraîner de larges activations cérébrales et tous les centres de l’attention vont être mobilisés", explique Odile Espinoza pour qui l’accent doit nécessairement être mis sur la répétition. A l’inverse, certains principes tirés de la méthode globale peuvent donner l’illusion de la facilité. Voilà pourquoi beaucoup d’enseignants continuent de faire apprendre par cœur aux élèves certains "mots outils" pensant fluidifier le processus d’apprentissage. "La recherche montre que c’est faux, tranche Stanislas Dehaene, président du Conseil scientifique de l’éducation nationale (CSEN). On sait désormais que, lorsque vous désorientez l’attention de l’enfant en lui disant qu’il faut faire attention à la forme globale du mot, vous ne faites pas travailler les bons circuits cérébraux". De plus, le nombre de formes orthographiques différentes que la mémoire est capable d’absorber est forcément limité et risque d’engendrer une forme de découragement.

"Certains enseignants bricolent"

Ces dernières années, le CSEN, créé en 2018 sous l’impulsion du ministre d’alors, Jean-Michel Blanquer, a multiplié les guides et les notes de service à destination des professeurs des écoles afin d’informer ces derniers des bonnes pratiques à adopter. Mais beaucoup reste à faire. En octobre 2022, l’instance scientifique publie une note d’alerte, constatant que nombre d’enseignants sont démunis, notamment parce qu’ils ne disposent pas forcément de manuels solides, entièrement basés sur la méthode syllabique, sur lesquels s’appuyer. Résultat, certains bricolent "en piochant çà et là des exercices inefficaces voire contreproductifs. Mais aussi des textes et parfois des paragraphes entiers à apprendre par cœur en début d’apprentissage", s’inquiète Stanislas Dehaene. Le nouvel ouvrage du CSEN qu’il a dirigé, Science et école : ensemble pour mieux apprendre (Odile Jacob) à paraître, en mars, consacre justement un chapitre à cette question, intitulé "Apprendre à lire : du décodage à la compréhension".

Ce texte tord le cou à l’argument, souvent avancé par certains de ses détracteurs, que le décodage, considéré comme une activité purement mécanique, empêcherait les élèves de comprendre ce qu’ils lisent. "Dans les années 1970, certains l’assimilaient même au travail à la chaîne qui rend les ouvriers esclaves. Cet imaginaire-là a laissé des traces", regrette Anne-Marie Bruno, qui s’insurge contre cette idée que la méthode globale serait "de gauche" et la syllabique "de droite". Cet affrontement idéologique est venu polluer la réflexion sur l’apprentissage de la lecture. "Certains syndicats enseignants sont d’ailleurs encore sur cette posture aujourd’hui, tout comme certains formateurs qui ont du mal à remettre leurs pratiques en question et à intégrer les nouvelles données", regrette celle qui plaide pour des choix pédagogiques raisonnés et basés sur une efficacité constatée.

Jérôme Deauvieau, professeur de sociologie à l’Ecole normale supérieure et membre du CSEN, s’apprête justement à publier une enquête qui devrait faire grand bruit. Cette étude à grande échelle a été menée en 2021 auprès de 9 000 enseignants de CP (soit 20 % des effectifs) et 130 000 élèves. Grâce à une convention passée avec la Depp, le service statistique du ministère de l’Education nationale, le chercheur a pu mesurer l’efficacité des méthodes et des manuels utilisés par ces professeurs des écoles en croisant ces pratiques avec les résultats des élèves aux évaluations de CP, mi-CP et début de CE1. "Nous sommes arrivés à la conclusion que seuls 5 % des enseignants interrogés ont recours à des manuels strictement syllabiques. Les trois quarts d’entre eux utilisent des manuels mixtes mêlant des pratiques syllabiques et d'autres parfois d'inspiration idéo-visuelle", dévoile-t-il. Son enquête démontre surtout que les utilisateurs de manuels syllabiques, qui adoptent en plus cette pratique en classe, obtiennent de meilleurs résultats en rapidité et compréhension de lecture chez leurs élèves.

Autre enseignement important : l’effet observé est encore plus flagrant dans les écoles qui accueillent un public en difficulté scolaire et issu de milieu défavorisé. "Mon doctorant Paul Gioia, qui a fait l’enquête avec moi, est allé voir ce qui se passait dans les familles. Sans surprise, les parents, dans les classes sociales plus aisées, n’hésitent pas à faire travailler leurs enfants à la maison pour les aider à comprendre le principe alphabétique et les aider à combler un éventuel retard", explique Jérôme Deauvieau pour qui les inégalités se jouent précisément là. La France n’est pas le seul pays à se heurter à ces questions. Récemment, la mairie de New York, où 70 % des élèves noirs et hispaniques ne savent pas correctement lire, a sonné l’alarme et opté pour des mesures radicales. Depuis la rentrée de septembre 2023, les manuels basés sur la méthode idéo-visuelle sont interdits et les enseignants n’ont d’autre choix que d’opter pour l’un des trois ouvrages syllabiques labellisés. Gabriel Attal, dans le cadre de son plan "Choc des savoirs" a, à son tour, récemment annoncé son souhait d’opter pour une labellisation. Une mesure salutaire pour Stanislas Dehaene qui insiste également sur l’importance de la formation des enseignants : "Les personnels ne reçoivent pas ou peu de cours consacrés à la science de la lecture, ce qui apparaît pourtant comme fondamental."

Читайте на 123ru.net