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« Woke » et « antiwoke » : deux faces de l’intolérance

Le wokisme et l’anti-wokisme ont pour dénominateur commun la passion de la monomanie. Une tribune de Loriane Lafont-Grave

Moyennant un changement d’approche et un pas de côté en s’inspirant des moralistes de l’âge classique, essayons de réfléchir au « wokisme » autant qu’à ceux qui le dénoncent qui représenteraient deux formes distinctes de fanatisme. Redéfini comme étant avant tout une forme contemporaine, mais pas nouvelle, d’intolérance, il est possible d’envisager le phénomène woke/anti-woke en tant que passion, au sens classique du terme, celui d’un affect subi qui altère, pour le pire, celui ou celle qui en est la proie. 

 Avec le « wokisme » ou l’« anti-wokisme », pendant d’une même médaille, on aurait affaire à la problématique de la parole close sur elle-même ne pouvant accueillir un discours différent de celui qu’elle propose. Le wokisme et l’anti-wokisme ont en effet pour dénominateur commun la passion de la monomanie : la dénonciation, sur un mode lancinant. Exemples parmi tant d’autres : « l’hypocrisie de la gauche », le « féminisme tartuffe », la « masculinité toxique », le « non-partage des tâches ménagères » qui prennent des proportions inouïes…Ces passions de la dénonciation sont souvent sclérosantes, car obsessives. Or, qui dit obsession, dit passion : le sujet est otage d’un sentiment qui le surdétermine dans ses actions, en l’espèce, l’acte de dénoncer. Or, comme nous le rappelle le duc de La Rouchefoucauld « Les passions ont une injustice et un propre intérêt qui fait qu’il est dangereux de les suivre, et qu’on s’en doit défier lors même qu’elles paraissent les plus raisonnables. » (Maximes) Le problème n’est pas tant de dénoncer mais de la manière dont on le fait, en s’en piquant, pour parler comme au siècle de Louis Le Grand. 

Un rappel tout d’abord. Si le « wokisme » a à voir avec l’annulation des opinions d’autrui ou d’œuvres d’art appartenant à des champs culturels différents (cinéma, littérature, beaux-arts…) alors ce phénomène ne date pas d’hier. Les phénomènes de « cancellation »/annulation sont aussi anciens que Socrate, Jésus ou Pascal et la controverse universitaire, la querelle académique, qui conduisit plus d’une fois à la mise à l’index d’un tel ou d’un tel n’a rien de bien nouveau. L’entre-soi cultivé à l’envi n’a rien de bien neuf non plus et mène, toujours avec autant de constance, au même résultat : le repli identitaire qui touche toute forme de parti pris exclusif pour appréhender le réel —extrême-droite, extrême-centre, extrême-gauche etc…

Quand un porte-parole du gouvernement prétend être dépositaire exclusif de la Raison est-il « woke » parce qu’il est péremptoire ? Voilà qu’il annule visiblement les opinions adverses ce qui permet de le ranger dans la catégorie « woke » en ce qu’il prétend détenir à lui seul la vérité. Est devenu woke tout et n’importe quoi, si bien que je parlerais plutôt pour ma part d’un retour de l’intolérance plutôt que d’user d’un terme dont l’usage est piégeux. Je ne l’abandonnerai pourtant pas complètement ci-après mais je ne prétends pas en assumer une définition arrêtée ni délivrer ici autre chose qu’une réflexion personnelle. 

L’intolérance, elle, n’est ni propre à un milieu ou à une orientation politique particulière. C’est un phénomène de repli sur soi et de focalisation extrême sur un aspect des choses, une dimension d’une question ou d’un problème qui apparente ces attitudes à l’endroit du réel à une sorte de monomanie ou de paranoïa critique. De ce point de vue, Eric Zemmour dans son anti-wokisme est ainsi tout à fait intolérant, c’est-à-dire monomaniaque dans sa manière de réduire les problèmes français à la seule question migratoire. La morale du « j’ai raison contre vous et vous ne m’entendez pas » est une attitude délétère qui tue le débat public dans l’œuf et le transforme en un face à face conflictuel et mortifère certainement recherché, du reste, par le parti Reconquête. Pire, les gens finissent par s’ignorer, à faire comme si les autres n’existaient pas, ou alors seulement pour prélever du discours adverse un aspect faible qui leur permettra de les caricaturer sans avoir (trop) mauvaise conscience. Eugénie Bastié offre régulièrement dans ses chroniques sur Europe 1 un exemple particulièrement frappant de cette manière de procéder. 

L’intolérance est moins affaire de sensibilité politique que d’orientation morale et d’éthique personnelle, et c’est à ce titre qu’on peut dire qu’elle dépasse les clivages. Bien plutôt que la responsabilité américaine dans cette radicalisation et « étanchéisation » du débat public, il faudrait se demander si le macronisme n’a pas une part de responsabilité conséquente dans la manière dont le Président a conduit le débat et clivé les opinions en France. Le mantra du dépassement des clivages n’a-t-il pas conduit in fine à une polarisation a fortiori des opinions ? Ce ne serait pas la première fois que mettre en étendard une attitude intellectuelle revient à faire exactement son contraire, à produire un résultat inverse à celui qui était escompté.

À vouloir tout dépasser, on se contente finalement au mieux d’un modeste sur-place, au pire d’un cynisme. Plus on affiche des principes, plus il y a de chances qu’ils soient trahis, c’est là une règle à peu près infaillible. L’inflation de la parole présidentielle et parlementaire a pour corollaire une perte drastique de cohérence en pratique — et c’est terrible car la parole publique s’en retrouve durablement dévaluée. Si la valeur fiduciaire des discours présidentiels et ministériels sont faibles, c’est parce que « La vérité ne fait pas tant de bien dans le monde que ses apparences y font de mal. » (La Rochefoucauld, Maximes). De ce point de vue, est-ce vraiment exagérer de dire que le macronisme s’apparente à un théâtre de postures et de simulacres, au règne des apparences ?

La tolérance est d’abord une pratique : ou bien on la constate ou bien elle fait défaut. Dans certains journaux que je ne nommerai pas, comme chez une partie de la gauche (ceux que les jets de soupe sur les tableaux ne gênent pas, mettons, ou chez certaines féministes radicales) on peut constater qu’elle est empiriquement peu présente : entre la monomanie féministe ou la monomanie de la dénonciation des « wokes », les interlocuteurs tournent vite en rond et nous avec. L’absence de tolérance est palpable au fait que des marottes se repèrent dans les discours : la sur-spécialisation dans un type de propos rend d’autres thèmes quasiment illégitimes ou périphériques, le réel est voilé parce qu’on lui substitue des causes, qui aussi justes soient-elles ne permettent pas de le résumer.

Le réseau X ou la chaîne CNEWS sont à cet égard des postes d’observation privilégiés du phénomène qui consiste à exposer ses thèses ou ses opinions en les imposant comme vraies, en les assénant de manière quasi obsessionnelle. Sous ces auspices, une grande partie de la classe médiatique et politique française doit être alors définie comme intolérante. Elle est arc-boutée sur ses thèses et ne réfléchit plus vraiment aux sujets qui se posent, invitent les mêmes en boucle, s’enfermant finalement dans une dangereuse clôture intellectuelle. C’est la passion du même, pourrait-on dire, et elle s’est immiscée dans bien des rédactions, dans bien des partis. Flattant un public déjà acquis à ses « causes », un art de l’intolérance s’est insidieusement répandu de part et d’autre de l’échiquier politique et des sensibilités éditoriales. 

Le groupe Bolloré serait à cet égard un champion de cette intolérance via son anti-wokisme, si on le ramène comme je le propose, à un exercice de la pensée critique réduit à la portion congrue et à, au fond, une immense paresse intellectuelle. « Wokiste » ou « anti-wokiste », c’est inviter ou côtoyer des individus proches ou assez proches de son système de pensée parce qu’on a peur d’autrui. À ce jeu-là, une peur surplombe toutes les autres, celle des États-Unis : berceau des « wokes » dont on fait un raz-de-marée qui peine à s’aligner avec ma propre expérience à l’Université de Chicago. Certes, la polarisation des opinions est là, certes des tendances académiques se font valoir, mais elles n’empêchent nullement l’exercice de la liberté académique. On peut à mon sens se demander si l’agitation de la menace woke n’exploite pas plutôt le filon d’un anti-américanisme qui a trouvé là une manière de s’exprimer décente et acceptable.  Certains médias ont fait des États-Unis et de leurs universités un tel épouvantail et un tel contre-modèle alors même que le système d’enseignement supérieur américain caracole dans les classements internationaux qu’on est tenté de s’interroger sur les ressorts d’une telle panique. 

Aux détracteurs du wokisme d’Outre-Atlantique, on peut concéder que cultiver la pluralité des mondes et de ses contacts est le seul antidote au corporatisme et à la monomanie dans les objets d’étude poursuivis. Cela est tout aussi valable pour les anti-wokes qui ne font guère preuve de plus d’ouverture d’esprit que ceux qu’ils dénoncent avec une étrange véhémence.  Le risque d’enfermement, physique ou métaphorique, est toujours encouru par tout un chacun dès lors qu’on se refuse à confronter les points de vue et les opinions. 

Concluons. Sortir de soi peut être une expérience douloureuse mais c’est une habitude à prendre assurément salutaire — un art de retrouver vraiment les Lumières, et de les rallumer.  N’oublions pas, avec La Rochefoucauld, que « La santé de l’âme n’est pas plus assurée que celle du corps ; et quoique l’on paraisse éloigné des passions, on n’est pas moins en danger de s’y laisser emporter que de tomber malade quand on se porte bien. » (Ibid.). Ne nous croyons pas trop vite éveillés alors que nous marchons dans l’obscurité — qui n’est souvent imputable qu’à nous-mêmes, à une manière humaine, trop humaine, de vouloir avoir raison contre tous les autres, et surtout sans eux.

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