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Manouchian : comme beaucoup d’autres, le résistant était passé aux aveux, par Sylvain Boulouque

Dans son discours pour accompagner l’entrée de Jean Moulin au Panthéon, André Malraux évoquait ceux qui sont morts "sans avoir parlé" et "ce qui est peut-être plus atroce, en ayant parlé". Par le rituel républicain, l’entrée de Missak Manouchian au Panthéon célèbre un grand homme. La consultation des archives de police, accessibles à tous depuis plusieurs années, permet de rendre compte de la complexité des faits, d’interroger la légende, de décrire cette histoire dans sa réalité, plus humaine, loin de la mythologie, comme celle de la majeure partie des résistants arrêtés.

La légende tissée autour des FTP-MOI (Francs-tireurs et partisans - main-d’œuvre immigrée) parisiens indique, comme le suggère encore aujourd’hui la majeure partie des publications, que les combattants, en résistants héroïques, n’ont pas parlé ou n’ont livré aucune information importante. Pourtant, les interrogatoires de police permettent de restituer une autre réalité. Comme l’a montré l’historien Franck Liaigre dans son travail pionnier sur les FTP, fondé notamment sur le dépouillement systématique des archives policières entre 1941 et 1944, les combattants arrêtés ne peuvent pas faire autrement que de livrer des informations. Les longues filatures effectuées en amont permettent aux inspecteurs des brigades spéciales de les confondre avec un degré de précision qui montre que la police connaît déjà une grande partie de leurs activités ainsi que leurs planques.

Combat inégal

Les perquisitions et la saisie de nombreux documents prouvent leur participation à des groupes clandestins armés ou a minima à des réseaux de soutien. Il s’agit donc avant tout d’un combat inégal pour des résistants peu nombreux confrontés à un appareil policier très développé et particulièrement efficace.

Les militants sont également soumis à la pression psychologique de l’arrestation. Les méthodes d’interrogatoires varient d’un policier à l’autre, plusieurs policiers se succédant ou interrogeant conjointement les partisans qui se sentent donc cernés et passent rapidement aux aveux dans la plupart des cas. Ils se connaissent sous pseudonyme et livrent ces derniers lors des interrogatoires.

La recomposition mémorielle retient que ces résistants ont été torturés. L’hypothèse est crédible mais les archives disponibles questionnent. D’une part, les photographies prises après les premiers interrogatoires ne montrent pas de marques de souffrances physiques et psychiques sur les visages. Cela n’exclut évidemment pas d’éventuelles violences subies sur d’autres parties du corps qui n’ont pas forcément laissé de traces. D’autre part, la plupart des aveux ont lieu immédiatement à la suite des arrestations.

Sauf exception, les militants combattants dans les FTP-MOI et dans les FTPF, y compris les plus prestigieux, donnent aux brigades spéciales des informations inédites d’une importance capitale, entraînant la chute d’autres combattants et le démantèlement d’une grande partie de la résistance communiste.

Depuis 1942, la police française est chargée par les Allemands de rechercher les résistants communistes. Entre mars et juillet 1943, deux vagues d’arrestations ont déjà eu lieu dans les milieux de la résistance communiste, frappant en particulier ceux liés à l’immigration organisée. Les policiers laissent volontairement en liberté certains militants suspectés afin de poursuivre les filatures.

Le chef militaire des FTP-MOI, Boris Holban, a alerté sa hiérarchie sur cette situation. De son côté, l’état-major national des FTP et la direction du PCF entendent poursuivre la lutte armée et l’intensifier quoi qu’’il en coûte. Holban est alors déplacé en province et remplacé par Missak Manouchian, un homme de confiance du parti. Sympathisant depuis le début des années 1930, il a participé à diverses organisations de masses contrôlées par le PCF avant d’en devenir un "permanent" rémunéré. Le pacte germano-soviétique ne semble pas avoir ébranlé son adhésion. Après avoir été responsable politique, il est affecté à la lutte armée et en devient le chef militaire en août 1943. Sa poésie lyrique atteste de son adhésion totale au système communiste.

Premières alertes

Le 26 octobre, le commissaire politique Dawidowitch est arrêté à la suite d’une filature entreprise à l’encontre de Joseph Boczov. La perquisition de ses planques et ses aveux permettent aux brigades spéciales d’identifier un certain nombre de militants, de récupérer des organigrammes, les numéros de matricules des combattants et leurs pseudonymes.

Le même jour, trois des six membres d’un commando venant de commettre un déraillement en périphérie de Melun sont arrêtés par des policiers de la ville qui découvrent qu’ils sont armés et les transfèrent dans les locaux des brigades spéciales. Très vite, deux des trois hommes passent aux aveux, ce qui permet aux policiers de reconstituer sommairement la composition d’une partie du détachement dit "des dérailleurs".

Ainsi, Lajb Goldberg est arrêté mais ne livre pas d’informations particulières aux policiers. De son côté, Amédée Usseglio nomme les deux autres membres du groupe et donne le signalement de ses deux supérieurs. Cas rare, Salomon Szapiro, lui, garde le silence, y compris lors des confrontations avec les deux autres. Avant de craquer, certainement sous la pression.

Le 12 novembre 1943, un braquage manqué entraîne la chute de Rino Della Negra et de Robert Wischitz. Le matériel saisi et leurs aveux permettent l’identification de treize personnes arrêtées les jours suivants (Antoine Salvadori, Cesare Luccarini, Georges Cloarec, Spartaco Fontanot, Roger Rouxel, Vittorio Pupilli, Pietro Petroni, Jean-Pierre Mazera, Eugène Martinelli, Marcel Thomas, Raoul Mouchon, Colomb Guitica et Luigi Marconi).

Le 16 novembre sont donc déjà sous les verrous : le commissaire politique Dawidowitch, trois membres du détachement des dérailleurs et sept membres de celui des Italiens, ainsi que huit autres militants qui servent de soutien ; soit au total 19 membres et sympathisants des FTP-MOI. Les brigades spéciales décident alors d’arrêter l’ensemble des combattants.

L’arrestation de Manouchian et ses suites

Le 16 novembre au matin, des inspecteurs de la brigade spéciale 2 (BS2) filent Manouchian qui a rendez-vous à 10 heures avec Joseph Epstein. Avant même de les interpeler, ils connaissent déjà le signalement et le rôle d’Esptein dans l’état-major des FTP. En effet, dans le cadre d’une autre affaire, le militant Georges Citerne a donné son signalement : "Gilles, responsable militaire interrégional : 1 mètre 65, 35 ans environ, cheveux blonds très clairsemés, mâchoire inférieure proéminente, rasé, complet veston marron, imperméable bleu sans ceinture".

Le rapport d’arrestation indique que les deux tentent de fuir et que Manouchian tire sur les policiers, en vain. Une fois arrêté, ce dernier livre des informations compromettantes : "J’ai fourni aux inspecteurs qui ont procédé à mon arrestation les rendez-vous que j’avais et les signalements des camarades avec lesquels j’avais rendez-vous".

A la suite, Marcel Rajman est arrêté avec Olga Bancic et Joseph Svec. Certes, Rajman était suivi depuis longtemps mais, après l’arrestation de Manouchian, la souricière se referme.

Olga Bancic ne dévoile rien et affirme ne pas connaître Marcel Rajman, ni la raison de son rendez-vous avec lui. Joseph Svec feint de ne pas connaître l’organisation, arguant n’avoir rencontré Rajman que quelques jours auparavant. Si Svec et Bancic restent quasi mutiques, tel n’est pas le cas de ses leurs camarades.

Manouchian livre un certain nombre d’informations d’une importance comparable à celles qu’a pu donner Dawidowitch, considéré comme un traître. Il donne des détails techniques sur l’organisation et la composition des FTP-MOI : son supérieur direct, Gilles [Esptein], et Albert [Dawidowitch] ; "j’étais en liaison avec : "1er détachement : Michel [Rajman], 3e détachement : Secondo [Alfredo Terragni, qui n’est pas arrêté], 4e détachement : Pierre [Boczor]. […] J’avais également la liaison avec la responsable du service de renseignements Monique [Christina Boïco, qui n’est pas arrêtée]." Il signale aussi être en liaison avec le responsable du service technique central [Michel Mikhaly Grünsperger, qui gère les caches, et qui ne sera pas arrêté]. Il nomme Marie, la femme chargée de ses liaisons. Il affirme réussir à reprendre contact avec la direction par Lucienne [pseudonyme non identifié] et son supérieur Gilbert [idem]. Il voit également le responsable aux cadres Dupont [Abraham Lissner]. Manouchian explique la dissolution de l’équipe spéciale : Rajman doit passer au FTPF, Kneler et Kojitski ont disparu. Il dit que Michel [Grünsperger ou Rajman] connaît l’existence de dépôts [il est possible que les policiers aient confondu les deux qui portent le même pseudonyme].

En outre, Manouchian détient l’ordonnance du médecin Kourkène Medzadourian qui a soigné Manoukian, un autre combattant arménien, dont il donne le pseudonyme Albert, "qui s’est blessé en nettoyant son arme". Ce dernier sera arrêté le 20 novembre sur la base de ces informations.

Manouchian indique le lieu dans lequel il déjeune avec les cadres des FTP, le restaurant de Chouchaik Der-Thomassian, qui sera arrêtée le 21 novembre, conduite à Fresnes et déférée aux Allemands.

In fine, la seule personne que Manouchian cherche à protéger, c’est Mélinée, sa compagne, dont il dit qu’elle n’est pas au courant de ses activités.

Marcel Rajman, quant à lui, reconnaît avoir été nommé dans l’équipe spéciale, présenté par son ancien chef à Georges [Manouchian] qui l’a lui-même présenté à Marcel [Léo Kneler], et avoir participé à des attentats avec Pivert [Raymond Kojitski] et Pierrot [Célestino Alfonso]. Il reconnaît toutes les actions : les grenadages, exécutions, tentatives d’exécutions de traîtres (Mydgal, Frydowski et Odarchenko), et les attentats contre un officier allemand au parc Monceau le 19 août 1943 et contre Julius Ritter avec Alfonso et Kneler. Il indique que son contact avec la direction se nomme Georges [Manouchian]. Il explique le sens des différents papiers qu’il détient (comme le projet d’attentat contre le commissaire David, le chef des BS1, chargées des militants politiques).

Arrestations en chaîne

La journée du 17 novembre est terrible. Arrêté le matin, Celestino Alfonso reconnaît appartenir à l’équipe spéciale dont il détaille la composition. Il dit rencontrer Gilbert [non identifié], Albert [Dawidowitch] et Dupont [Abraham Lissner]. Il déclare que Georges [Manouchian] s’occupe des actions et que Marcel [Kneler] est le chef. Alfonso reconnaît tous les attentats auxquels il a participé avec Rajman.

Au même moment, c’est le détachement des dérailleurs qui est presque totalement arrêté. Filé depuis la fin septembre, Joseph Boczor tombe et reconnaît la majeure partie des attentats. Dans sa planque se trouve un important arsenal destiné à provoquer des déraillements. Il dit avoir été introduit dans les commandos de dérailleurs par Alic [semble-t-il Alik Neuer, qui a déjà été arrêté et fusillé en octobre]. Il explique avoir rompu le contact plusieurs fois avec les combattants, se sentant filé.

Wolf Wajsbrot parle aussi. Devenu FTP-MOI en juillet 1943, il affirme que son responsable dans les jeunesses, Marcel Vergnault, l’a conduit à Lucien. Il fait équipe avec Marcel et Gaston pour plusieurs sabotages de trains auxquels participent aussi Gasso, Ricardo et Gino. Il reconnaît aussi avoir travaillé avec Elek [Tommy] dont il donne un signalement et la commune du lieu de résidence.

Moska Fingercweig, suivi depuis le 8 septembre, voit son domicile perquisitionné et les policiers y trouvent du matériel. Il donne notamment les noms de Robert [Emeric Glazs], Julien [Léon Goldberg], Maurice [Salomon Schapira].

Jonas Geduldig, connu sous le nom de Michel Martiniuk, reconnaît sa participation à plusieurs déraillements et attentats sous l’autorité de Glazs et Boczor avec Tommy [Élek] et Marcel [Wajsbrot]. Il livre aussi des informations sur les frères Tournin et Thibault, arrêtés dans la journée.

Cas exceptionnel, Emeric Glazs refuse catégoriquement de parler. Il nie ses rencontres avec Boczor, Useglio et Elek. Quand les policiers lui montrent la photo d’Elek, il dit ne pas le connaître. S’il accepte de dire qu’il a vu certains militants dont il sait qu’ils ont été arrêtés, il leur attribue des pseudonymes fantaisistes. Les policiers lui lisent pourtant leurs témoignages. Il invente le nom d’un responsable, Zekker, mais refuse de reconnaître sa moindre participation aux actions armées.

A l’exception de ceux qui ont quitté l’organisation ou qui ont été mis au vert, tous les combattants et leurs responsables militaires ont été arrêtés dans la matinée, sauf Thomas Elek et Armanak Manoukian qui le sont les 20 et 21 novembre.

Manoukian reconnaît avoir participé à deux attentats avec Joseph [Diran Vosgueritchian, qui n’est pas arrêté] et Dubois [pseudonyme non identifié] dont les armes ont été fournies par Pierrette [Olga Bancic].

Elek explique qu’il a été introduit dans les FTP-MOI par Gino, autre responsable politique du groupe, qui le présente au chef de groupe, Ricardo, au délégué politique, Casso et à un combattant, Marcel [Wajsbrot]. Il reconnaît plus d’une dizaine d’actions.

Toute la base arrière tombe

Entre le 16 dans la soirée et 19 novembre, toute la base arrière tombe : agents de liaison et proches du mouvement sont arrêtés à leur tour. Les policiers arrêtent par grappe. Leur tâche est d’autant plus facile que les militants vivent souvent en couple et que les liens amicaux entre les uns et les autres sont forts. Si certains arrivent à fuir, une grande partie des personnes repérées dans les filatures sont interpellées : Sarah Danciger, compagne de Wajsbrot, Raca Wohmulth, compagne de Jonas Geduldig. Ida Kiro, conjointe de Boczov, filée avec Manouchian, est interrogée. Les tracts lui auraient été remis par Gilbert [non identifié]. Arnold Leider et sa compagne Guta Rosenstein sont arrêtés ainsi que Jacob Stambul et sa compagne Monica Chilisch qui refusent de parler. Au domicile de Ladislas November et sa compagne Hermine Slomovitz, les policiers retrouvent tracts et listes de souscription.

Le frère de Marcel Rajman et sa mère sont arrêtés. Simon Rayman reconnaît son pseudonyme Jean et dit avoir rendez-vous avec Jacky le soir à 6 heures. Il dit connaître également Jeanne et Boby [pseudonymes non identifiés]. Ces militants sont liés à l’action politique, qui relève de la première brigade spécialie (BS1). Chana Rajman, mère de Marcel, est arrêtée mais, ne lisant pas le français, elle dit ne rien savoir de l’activité de ses enfants.

Les proches des Jeunesses communistes (JC) sont tous arrêtés entre le 17 et le 19 : André Terreau (dit Pierre) qui a des tracts à son domicile et a été vu avec les frères Rajman. Suivent Ladislas Fulop, René Coureur, Claire Szwarcberg et Sarah Gerber. Des fabricants de faux papiers, Roland Thibault, Lucien Tournain, Maurice Tournain et sa compagne Marie Kronenfeld, qui ne travaillent pas uniquement pour les FTP, sont aussi arrêtés car ils ont été vus en compagnie de Fingercweig. Eugénie Rosoff, qui tape les tracts et dispense des cours, subit le même sort.

Georges Friedman, vu avec Boczor, se présente à son domicile et y est arrêté. Les policiers se rendent chez Sophie Loutski, membre des JC. En attendant son retour, ils arrêtent ses amies Elise Gerschinotvitz, Enoch Buda et Renée Tachmann-Lewin. Si le matériel découvert est confondant – tracts, papiers divers et relevés de filatures – Sophie Loutski refuse de reconnaître les faits. Elle nie avoir rencontré Rajman et Manouchian.

De même, Madeleine Szanto-Gutman est arrêtée chez elle avec Nora Pincherle, Eugénie Lambert, Marc Goldberg, Etienne Taub, Georges Donath et Gisèle Galandos qui tous sont passés à ce domicile dans la journée. Il en est de même pour Marie Montay, Sophie Blouquit-Glassman, Fegyveres Tiberio qui vivent dans l’appartement de militants suspects.

La localisation des planques a facilité les arrestations. Pris avec du matériel militant, il leur est impossible de nier. Néanmoins, certaines comme Pesa Lewin-Berger [Solange], considérée comme secrétaire dans les FTP, arrêtée avec des reçus et des documents internes, refuse de s’expliquer.

Dans cette vague d’arrestations, les interrogatoires, les filatures et les perquisitions ont donc permis de démanteler la majorité du réseau des FTP-MOI, soit 68 personnes. 22 seront fusillés le 21 février 1944, une est guillotinée en Allemagne, 15 déportés à Auschwitz-Birkenau et 41 dans les camps de concentration.

La capture d’Estain/Epstein

Arrêté avec Manouchian, Gilles Epstein dit Estain est le résistant qui fournit le plus d’éléments à la police. Responsable de l’inter-région parisienne, il indique qu’il ne s’occupe pas des attentats contre les ressortissants français [policiers et traîtres]. Il ne donne des ordres qu’aux commandants de secteur. Il explique la signification de nombre de documents retrouvés à ses trois domiciles et donne son rôle exact dans l’organisation dont il a été investi depuis le 15 mai par l’interrégional du parti [responsable de plusieurs départements] en raison du "manque de militants" et de "sa réputation d’ancien combattant des Brigades internationales". Le compte rendu de son interrogatoire permet d’établir la nature de ses responsabilités au sein des FTP-MOI, des FTPF, de l’inter-région parisienne et envers ses contacts.

Epstein explique qu’il n’a pas de responsabilité directe dans les actions des FTP-MOI, sauf dans quelques cas exceptionnels, même s’il a connaissance a posteriori des attentats par le biais de Manouchian qui lui en fait le compte rendu. Néanmoins, il précise que c’est sur son ordre que les FTP-MOI ont abattu certains indicateurs comme Midgal. Sur ordre de Levieu [pseudonyme non identifié], transmis par Epstein à Manouchian, les FTP-MOI doivent abattre le commissaire David, responsable de la BS1.

Il détaille son rôle de commandant militaire des FTPF : "J’ai eu à m’occuper de la plupart des attentats commis depuis mon entrée en fonction […] territorialement parlant […] Paris, la Seine, la Seine-et-Oise et la Seine-et-Marne […] notre activité concernant les voies ferrées s’étend sur un territoire beaucoup plus étendu […] qui est dans un document qui se trouvait à mon domicile." Epstein donne des informations précises sur plus d’une dizaine d’attentats, expliquant quels détachements y ont participé, livrant parfois les pseudonymes.

Dans son interrogatoire, Epstein se décharge d’abord de ses responsabilités avant de reconnaître ensuite avoir effectué des reconnaissances pour des actions de sabotage. Mais, surtout, il détaille la composition des groupes spéciaux des FTPF et le signalement de nombre d’entre eux, ainsi que leur place dans les FTP.

La chute de la région parisienne

Ce témoignage, combiné aux descriptions retranscrites en fin d’interrogatoire, a pour conséquence de faire tomber tous les membres de l’inter-région. En effet, Epstein donne tous les détails de son rendez-vous avec Roland Cauchy, qui sera arrêté le 18 novembre à l’endroit même du rendez-vous : "Piot [son pseudonyme alors], ex-Marcel ex-Marc. Commandant de secteur 1 mètre 65, 42 ans cheveux châtain foncé. J’ai rendez-vous vendredi à la gare de l’Etang-la-Ville à la descente du train partant de Paris de 11h24 à Marly-le-Roi".

Les membres du groupe spécial chutent dans la foulée : Paul Quillet, Henri Haudelaine, André Duran et François Roeckel ainsi que tous les militants impliqués dans les attentats.

A la fin de l’opération, sont arrêtés : Gaston Michallet (responsable interrégional aux cadres), ses deux adjoints, Dreyer André et Jean Alezard, des agents de liaison, Blanche Tourtebatte et Thérèse Rigaud, le responsable aux cadres de la Seine-et-Oise et son agent de liaison, Camille, arrêtée sous le nom de Jacqueline Rouveyrol. Sont sous les verrous les militants de la région Seine-et-Oise dite P7 (Edouard Ladsous, Marcel Tridon, André Leclerc, Louis Baratchart, André Cordier, Jean François, Maurice Corcuff, Maurice Dampierre, Pierre Cornieux, Roland Parise, Jean Chopin, Richard Roger, Emmanuel Bourneuf, Roger Loreau, Robert Chaveau) ; de la région Paris-Nord dite P2 (Pierre De Scheyder, Georges Nicole et Léon Clédat) ; de la région Paris-Est dite P4 (Marcel Maillard) ; de la banlieue sud dite P5 (Florentin Clotrier, Paul Joudheuil, Maurice Leclerc, Léon Séné) ; de la Seine-et-Marne dite P8 (Roger Richard). S’adjoignent les arrestations de militants qui leur sont liés pour des raisons familiales (Lucien Deschamps, Cécile Vagner, Emile Tourbebatte, Julia Faivre-Jourdheuil et Raduo Elisabeth). Seuls trois militants du réseau semblent avoir échappé aux griffes de la police. Au total, dans ce groupe, 23 sont fusillés au mont Valérien entre le 24 mars et le 12 mai 1944, 15 sont déportés dans les camps de concentration, une déportée à Auschwitz-Birkenau et un réussit à s’évader.

Les aveux d’Epstein auraient pu entraîner des conséquences encore plus graves pour la direction nationale des FTP car ce dernier donne le signalement du commissaire interrégional aux effectifs, Robert Darsonville [Lemaire], d’un membre de la direction nationale des FTP [Levieu, non identifié] ainsi que toutes les informations concernant ses futurs rendez-vous avec la direction. "Lemaire 32 à 35 ans, 1 m 72 environ, cheveux châtain moyen – rasé – corpulence mince – pardessus gris foncé – chapeau gris ou béret, ou encore nu tête. J’ai rendez-vous avec lui jeudi prochain à Domont, à la descente du train partant de Paris à 8h30. Levieu, ex-Emile, responsable militaire national ou commandant de subdivision [la direction des FTP est en train de changer de structure à cette date et des discussions sur le sujet ont lieu au sein des cadres militaires]. 34 à 36 ans, 1m72 environ cheveux châtains change souvent de pardessus et de coiffure. Correctement vêtu sans plus. Je dois le voir samedi à l’arrivée du train partant de Paris à 11h30. En fait ce n’est pas lui que je dois rencontrer mais sa liaison dont j’ignore le pseudonyme. C’est elle qui me conduira à lui ; [suit son signalement]".

Il donne le signalement de son agent de liaison et explique que, se sentant filé, il lui a demandé de "couper en cas de malheur" [rompre les liaisons]. La direction nationale ne se rend donc pas au rendez-vous, ayant compris qu’Epstein a été arrêté. Ces déclarations auraient pu entraîner la chute de l’ensemble de la direction des FTP, voire celle du PCF.

Néanmoins, Epstein tait sa dernière planque chez la famille Béranger, le domicile de sa femme, Paula Grynfeld, et de son fils, et sa liaison avec Monserrat Mercader, la sœur de Ramon, assassin de Trotski. Cela a pour conséquence de protéger à la fois ses proches et peut-être les services secrets soviétiques.

Communisme, culture sacrificielle et pratiques militantes

Tout d’abord, la mort de ces militants rappelle la spécificité sacrificielle de l’engagement communiste, en particulier dans la Résistance.

Les FTP sont avant tout communistes. Les autres formes d’appartenances, identitaire, culturelle, existentielle ou patriotique, restent secondaires. C’est le Parti communiste qui définit la ligne et dicte les formes de luttes, de combats et l’intégration de sympathisants, voire de non communistes, dans les FTP.

Deux chansons du patrimoine communiste depuis les années 1920 rappellent cette réalité fondamentale. Le couplet des Partisans dit : "Dans les villes et dans les champs, à l’appel du grand Lénine, se levaient les partisans". L’appel du Komintern se termine par : "Ne craignons pas les tortures et la mort. En avant, prolétaires, soyons prêts, soyons forts". La nécessité du sacrifice, qui fait partie intégrante de l’engagement communiste, est résumée dans l’hommage posthume de Louis Aragon : "La mort n’éblouit pas les yeux des partisans".

En deuxième lieu, il s’agit de souligner l’endogamie militante. Les communistes vivent en contre-société, pour reprendre l’expression de l’historienne Annie Kriegel, se fréquentent dans un entre-soi qui favorise les surveillances puis les arrestations en nombre.

En troisième lieu, comme l’a nommé l’historien Nicolas Werth, le communisme est "la civilisation du rapport". Ces rapports systématiques et détaillés ont facilité le travail de la police et les arrestations par groupe.

Enfin, un élément propre à la culture communiste est la culture du héros dont le pendant est la dénonciation du traître : Manouchian et Epstein sont présentés comme des héros tandis que Dawitdowitch est le traître. A grand renfort de témoins, cette légende a remplacé la réalité, même si elle est contredite par les archives. Restituer l’ensemble des faits n’enlève rien à l’engagement de ces femmes et ces hommes qui ont combattu, comme tous les autres résistants. Mais il est utile de rappeler qu’ils n’étaient que des hommes puisque, de grands hommes, il n’en existe peut-être pas.

* Sylvain Boulouque est historien. Il a publié des ouvrages sur l’histoire du communisme et de l’anarchisme.

Sources : Les archives des brigades spéciales conservées aux archives de la préfecture de police permettent de restituer le déroulé complet de l’arrestation des FTP-MOI et des FTPF. Ces archives sont cependant partielles : leur lecture montre que certains éléments de l’enquête ont disparu, d’autres ont été reclassés ou transférés dans d’autres juridictions voire se sont retrouvés dans les archives du Parti communiste. En outre, les archives allemandes sur les FTP-MOI ne sont pas accessibles et pourraient peut-être livrer d’autres informations. Les archives des brigades spéciales sont consultables à la préfecture de police dans différents dossiers : GB 093 : dossier Gazelle, Courtault, Boczor et Aigrain ; GB 133 : dossier attentats divers, rapports d’activités, affaire contre Estain et tous autres ; GB 137 : dossier Ordatchenko, pièces annexes, rapports d’activité, Dawidowitch et Manouchian, affaire contre MOI doubles, affaire contre Dawidowitch, affaire contre Estain et autres ; GB 138 : Medzadourian.

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