World News in French

Ravel au cinéma : deux salles, deux ambiances, par Christophe Donner

Ça commençait super bien : je m’étais trompé de salle. Quand je me suis rendu compte que j’étais en train de regarder Vivants, le film d’Alix Delaporte, c’était trop tard, les lumières s’étaient éteintes, je n’allais pas déranger ma rangée au milieu du générique, lequel n’avait rien à voir avec Une famille, de Christine Angot, le film que je voulais voir. J’avais confondu la salle de projection privée du Club Marbeuf avec la salle de projection privée du Club Lincoln, deux rues plus haut.

J’adore ces petits faux bonds que nous joue le destin, ils nous offrent autant d’opportunités que les actes manqués suscitent d’interprétations. Et puis Vivants démarre sur des chapeaux de roues, j’aime bien. Tout se passe dans les bureaux d’une société de production spécialisée dans les reportages d’actualités. Journalistes baroudeurs un peu fatigués, en tension avec le producteur, et difficilement drivés par une chef (Pascale Arbillot) qui joue les grandes sœurs et se méfie de la petite stagiaire (Alice Isaaz) qui débarque avec son CV qui ne vaut pas un clou, sauf que le glorieux briscard (Roschdy Zem) flashe sur elle : "Faut la prendre"… On s’y croirait. Une bande de comédiens qui savent y faire, et une mise en scène dont l’efficacité théâtrale excite notre hâte de voir ces bras cassés de l’info partir sur le terrain. Ils se chamaillent un peu longuement sur le métier, la censure des chefs qui parlent au nom du public, on est d’accord, il était temps que la mission périlleuse arrive, car ça commençait à tourner en rond dans la salle de rédac.

Faute de budget, si j’ai bien compris, un seul partira. J’ai pensé qu’ils allaient se battre pour y aller. Pas du tout. Que se passe-t-il ? Seraient-ils devenus froussards, paresseux, pères de famille ? A moins qu’ils aient tout simplement envie de rester comme le titre du film l’annonce : vivants.

Devant tant de couardise, la stagiaire croit son heure venue et propose sa candidature. T’es bien gentille, fifille, mais non. Damien (Vincent Elbaz) ira risquer sa peau, c’est un ordre, y a pas à discuter. Seulement voilà, il y va sans nous, et nous laisse d’autant plus frustré que l’idylle annoncée entre la stagiaire et le reporter ne va pas nous suffire, c’est de l’eau de rose.

Le scénario s’effondre, là aussi pour des raisons budgétaires. Le coup de grâce est donné par Roschdy Zem qui interprète dans un vestibule la chorégraphie de Béjart pour le Boléro de Ravel. On est gênés, et pas seulement pour la mémoire de Jorge Donn.

Je suis allé me consoler, une heure plus tard, au Club Lincoln, où on projetait Boléro, le film d’Anne Fontaine, qui sort le 14 mars et qui a l’avantage d’être une histoire vécue par un personnage réel, Maurice Ravel. Mais est-on encore réel quand on est l’auteur de la musique la plus jouée et la plus célèbre de tous les temps ?

Pour ne pas répondre à cette question, Anne Fontaine raconte une vie de Ravel qui ne répond pas aux canons actuels du biopic. Maurice n’est pas Elvis. Pas de femme, pas d’homme non plus. Pas de parents indignes ni de prof de piano sadique ou de curé toxique. Pas non plus de rivalité ravageuse avec ses collègues, il est tellement humble que ça frise la modestie. Même la guerre lui refuse une fin glorieuse.

Anne Fontaine réalise un film sur la tristesse d’un homme empêché, privé de vie sexuelle et inapte au succès. Elle a d’ailleurs réglé cette question de la célébrité du Boléro dès le générique du film, qui montre que, sur notre planète, il n’est pas un moment sans que ne se joue le Boléro de Ravel. Son choix de confier le rôle de ce Mister Nobody à Raphaël Personnaz s’avère des plus judicieux. Le comédien entre avec humilité dans la sécheresse, le mystère, l’insondable mélancolie du compositeur paresseux, taciturne, économe de son génie. La gloire que lui apporte le Boléro est un désastre, ça le rend fou, mais aucun héroïsme dans ce malheur, aucun mélo, la musique coule, pas les larmes. Ravel meurt, les autres sont Vivants.

Читайте на 123ru.net