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Chili : "La fine fleur de la médecine légale internationale est plongée dans l’affaire Neruda"

La cour d’appel de Santiago du Chili a décidé lundi 19 février de rouvrir l’enquête sur la mort de Pablo Neruda. Le poète chilien est décédé en septembre 1973 dans des circonstances floues, 12 jours seulement après le coup d’Etat qui avait renversé son ami, le président socialiste Salvador Allende. Des milliers d’opposants ont été tués et des dizaines de milliers torturés sous la dictature du général Augusto Pinochet (1973-1990).

Depuis une dizaine d’années, la question de savoir si le prix Nobel de littérature 1971 a fait ou non partie de ce sombre bilan fait débat dans la société chilienne. L’enquête, ouverte en 2011 après la plainte du Parti communiste - dont Pablo Neruda était membre - n’a pour l’instant pas permis de trancher. Dans son livre-enquête "Chambre 406, l’affaire Pablo Neruda" (éditions de l'Atelier), la journaliste indépendante Laurie Fachaux-Cygan déroule les derniers jours de Pablo Neruda et revient sur les témoignages et expertises - parfois contradictoires - qui alimentent cette passionnante affaire. Entretien.

L'Express : Dans quelles circonstances meurt Pablo Neruda en septembre 1973 ?

Laurie Fachaux-Cygan : Pablo Neruda est décédé le dimanche 23 septembre 1973 dans une clinique privée de Santiago du Chili. Il est mort 12 jours après le coup d’Etat de Pinochet. Neruda était un membre éminent du Parti communiste, puisqu’il a aussi été candidat pendant quelques mois candidat à l’élection présidentielle, en 1969, avant de retirer sa candidature et de se rallier à la candidature du socialiste Salvador Allende. Le Parti communiste a très vite été interdit par la junte militaire, ses membres arrêtés, emmenés dans des stades où ils ont été torturés, parfois assassinés. Ça a par exemple été le cas du chanteur Victor Jara.

Ce que l’on sait pour sûr, c’est que le jour du coup d’Etat, Pablo Neruda était chez lui, dans sa maison d’Isla Negra, à 120 kilomètres au nord-ouest de la capitale. Quelques jours plus tard, sa maison a été perquisitionnée par les militaires, qui soupçonnaient qu’il y ait des communistes cachés chez lui. Pablo Neruda avait prévu de quitter le pays avec son épouse. Le président du Mexique de l’époque avait proposé de l’accueillir, tout était prêt. Mais le mercredi 19 septembre, il se rend à la clinique Santa Maria à Santiago. Ce qui est très difficile dans la reconstruction des faits, c’est que les versions diffèrent pour expliquer cela : l’ancien chauffeur de Pablo Neruda, Manuel Araya (NDLR, décédé en juin 2023), a toujours dit que Pablo Neruda se sentait bien et qu’il s’était rendu à la clinique pour sa sécurité. D’autres personnes comme Matilde Urrutia (NDLR, sa troisième et dernière épouse, décédée en 1985) rappelle dans son autobiographie que Pablo Neruda avait une santé fragile - il avait un cancer de la prostate.

Que sait-on sur les derniers jours de Pablo Neruda dans cette clinique ?

C’était une clinique très réputée à l’époque, elle l’est d’ailleurs encore aujourd’hui. Dans les deux versions, celle de Matilde Urrutia et celle de Manuel Araya, tous deux sont allés à Isla Negra chercher des livres à la demande de Pablo Neruda. Mais pas le même jour. Matilde raconte que le 22 septembre, son mari a appelé l’hôtel à côté de la maison - ils n’avaient pas le téléphone - pour lui dire qu’il se sentait mal. Elle raconte qu’elle est retournée très vite à la clinique en passant tous les checkpoints de l’armée avec Manuela Araya, qu’elle a monté seule les quatre étages jusqu’à la chambre 406 et que Pablo Neruda était alors très agité. Des amis lui avaient raconté ce qu’il se passait dans le pays - tout ce qu’elle s’était évertuée à lui cacher - la torture, le meurtre d’opposants dont les cadavres avaient été jetés dans le fleuve Mapocho. Une infirmière a injecté un calmant à Pablo Neruda, qui s’est endormi. D’après Matilde Urrutia, il ne s’est jamais réveillé.

La version de Manuel Araya diffère…

Oui. Là aussi, on a l’histoire du coup de fil, où Pablo Neruda dit ne pas se sentir bien. Mais l’appel aurait eu lieu le dimanche et, quelque chose que Manuel Araya a toujours été le seul à dire, Pablo Neruda aurait dit au téléphone : "Je me sens mal, on vient de me faire une piqûre, ça me brûle de l’intérieur." Manuel Araya dit être rentré avec Matilde à la clinique, être monté dans la chambre rejoindre Matilde et Pablo. Il explique que Pablo Neruda se sentait mal, avait de la fièvre… Il dit qu’un médecin lui aurait demandé d’aller chercher un médicament dont ne disposait pas la clinique. Dans un premier temps, il s’y oppose, dit au médecin que la clinique est très chère et qu’ils devraient fournir eux-mêmes le médicament, mais comme le médecin insiste et que Manuel Araya est très dévoué, qu’il aimait beaucoup Pablo Neruda, il y va. Le médecin lui aurait dit exactement à quelle pharmacie aller. En chemin, il est arrêté par la police et puis torturé au Stade national, où il reste une trentaine de jours.

Est-ce que déjà, au moment de la mort de Pablo Neruda, il y a des doutes, des accusations d’un meurtre commandité par la dictature ?

Manuel Araya, lui, n’en a jamais douté. Mais le contexte de l’époque était difficile : après le coup d’Etat, quasiment tous les médias ont été censurés, sauf deux journaux de droite - La Tercera et El Mercurio, qui existent encore aujourd’hui - il n’y avait pas de liberté d’expression. Manuel Araya dit qu’il a très vite revu Matilde Urrutia et lui a dit "mais Matilde, moi je suis sûr que Pablo a été assassiné, il faut qu’on le dise". Il a rapporté les réticences de Matilde à porter ces accusations. Est-ce que c’était le contexte de la dictature ? La maison de Pablo Neruda à Santiago a été complètement saccagée après le coup d’Etat. Matilde Urrutia essayait de veiller sur les biens de Pablo Neruda. Ceci dit, j’ai retrouvé pour mon livre une interview d’elle avec la télévision espagnole en 1976, et c’est quand même très surprenant quand on regarde cela aujourd’hui, car elle explique au présentateur qu’elle est très étonnée que son mari soit mort, parce qu’elle affirme qu’un médecin lui avait dit que Pablo Neruda pourrait vivre encore six ans de plus.

Et qu’en pensait la société chilienne à l’époque ?

Pablo Neruda avait 69 ans, il avait un cancer. Parmi les personnes que j’ai interviewées pour ce livre, il y en a qui disent : "Je ne vois pas pourquoi il serait mort d’autre chose que de son cancer, il était très malade." Et il y en a qui doutent : "Il n’était pas non plus à l’article de la mort…"

Pourquoi le débat autour d’un possible assassinat ne naît-il que dans les années 2010 ?

Durant la dictature, c’était compliqué d’en parler. Dans les archives de journaux étrangers que j’ai pu retrouver, il n’y a pas beaucoup de doute : Pablo Neruda est décédé de mort naturelle. Il avait 69 ans et un cancer.

En 2004, Manuel Araya a donné une première interview à un journal local, en expliquant sa version des faits. Il n’y a pas eu d’écho. Manuel Araya m’a souvent dit : "Je ne suis pas un homme riche. Je suis un simple chauffeur et personne ne me prend au sérieux". Et puis après la dictature, il faut savoir que la marche vers la justice post-dictature a été très difficile au Chili : la première plainte pour torture a été déposée en 2004 seulement.

Mais Manuel Araya était un homme persévérant. En 2011, il a donné une autre interview au journal mexicain Proceso et c’est là que le Parti communiste s’est emparé de l’affaire.

Pourquoi ce dossier est-il ouvert depuis tant de temps ?

L’enquête a été ouverte en 2011 et l’exhumation du corps a eu lieu en 2013. Depuis, quatre panels d’experts se sont succédé. Le premier, constitué principalement d’experts en toxicologie du Chili - où il n’y a pas vraiment de technologie de pointe - a conclu qu’il était probable que Neruda soit effectivement mort de son cancer de la prostate. A la suite de quoi, la famille, le neveu de Pablo Neruda notamment, a dit : "Il est mort avec un cancer de la prostate, ça, on le sait, mais est-il mort de son cancer de la prostate ?"

Le juge de l’époque a décidé d’aller plus loin dans l’enquête en se posant la question de savoir si, en étudiant l’ADN, on pourrait retrouver d’autres substances dans le corps de Pablo Neruda. A partir de 2013, des restes ont été envoyés à l’étranger : en Espagne, aux Etats-Unis, au Danemark, au Canada… En 2017, après l’analyse des restes, le troisième panel d’experts de plusieurs pays a été formel en disant : "Pablo Neruda n’a pas pu mourir de son cancer."

La même année, un laboratoire canadien a retrouvé dans une molaire des restes de Clostridium botulinum, une bactérie qui peut produire, selon son environnement, la toxine la plus toxique au monde, la toxine botulique.

Cette conclusion nourrit-elle l’hypothèse de l’assassinat par injection, comme le soutenait Manuel Araya ?

Cette bactérie peut être inhalée, injectée, mais aussi mise dans de la nourriture. Beaucoup de questions restent en suspens : comment cette bactérie est-elle entrée dans le corps de Neruda ? Est-ce qu’elle a produit la toxine botulique ? On n’a pas retrouvé les gènes de cette toxine pour l’instant.

Si l’enquête dure aussi longtemps, c’est aussi parce qu’elle est si complexe sur le plan scientifique. La fine fleur de la médecine légale du monde est plongée dans l’affaire Neruda.

Pourtant, l’enquête a été close l’an dernier…

Le 25 septembre, la juge a estimé que toutes investigations avaient été menées et a décidé de clôturer l’enquête. Les parties qui le souhaitent avaient 15 jours pour s’opposer à cette décision, ce qu’elles - la famille de Neruda et le Parti communiste - ont fait. La juge a pris une nouvelle décision le 7 décembre, dans laquelle elle a considéré que tout avait été fait et a clôturé de nouveau l’enquête. Mais les parties se sont acharnées et opposées une nouvelle fois. Mi-février, notamment après la plaidoirie d’un avocat du Parti communiste, les trois juges ont à l’unanimité décider de rouvrir le dossier.

Que va-t-il se passer maintenant ?

L’enquête se poursuit, et la cour d’appel de Santiago a demandé plusieurs choses : par exemple, qu’une nouvelle expertise en écriture soit réalisée sur le certificat de décès. Il y aura aussi de nouvelles interprétations des résultats d’analyses scientifiques réalisées au Canada et au Danemark. Et d’autres personnes seront invitées à témoigner.

Pensez-vous que la vérité puisse être faite sur une affaire qui a déjà plus de 50 ans ?

Beaucoup de témoins sont décédés. Et même de leur vivant, les proches de Neruda n’avaient pas les mêmes témoignages. Donc je pense que ce sera très difficile. L’enquête, aujourd’hui, est constituée de 17 tomes et de 7 000 pages. Ce sont beaucoup d’éléments, mais à la fois, il y a encore beaucoup de questions. Cela paraît fou de ne pas savoir qui était le médecin de garde à l’époque, mais il faut se souvenir que rien n’était numérisé. Qu’il n’y avait pas de caméra. On ne sait pas qui est entré dans la clinique, on ne peut pas savoir qui en est sorti. Certaines infirmières sont encore vivantes, d’autres ne le sont plus. Dans tous les cas, il y aura un jour un verdict, peut-être même plusieurs, s’il y a appel…

Avez-vous votre propre conviction sur cette affaire ?

J’ai vraiment voulu écrire un livre journalistique, dans lequel je ne prends pas parti. J’appelle le gouvernement américain à déclassifier tous les documents qui sont en lien avec le coup d’Etat du Chili en 1973, parce que des éléments de la vérité se trouvent potentiellement dans ces documents. J’appelle aussi les gouvernements allemand et chilien à en faire de même.

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