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Brigitte Macron face à la complosphère : le rôle trouble de l’extrême droite américaine

Brigitte Macron face à la complosphère : le rôle trouble de l’extrême droite américaine

Ce mardi 12 mars 2024, le soleil n’est pas encore levé que la complosphère française s’enflamme déjà. Sur X (anciennement Twitter), les comptes les plus influents du complotisme d’extrême droite ne cachent pas leur plaisir et crient victoire. "Le régime ne pourra plus cacher ce qui était pour l’instant une rumeur internet. Est-ce le grain de sable qui manquait pour faire dérailler la machine ?" se réjouit Mike Borowski, figure médiatique de l’extrême droite identitaire en France suivie par plus de 172 000 personnes sur X, prorusse, et gros diffuseur de fausses informations. La cause d’une telle agitation ? La sortie d’une vidéo YouTube sur la chaîne de la commentatrice politique américaine Candace Owens, qui apporterait une nouvelle preuve accablante de l’authenticité d’une théorie conspirationniste qui circule depuis 2018 sur les réseaux sociaux. Cette théorie prétend que Brigitte Macron serait née sous le nom de Jean-Michel Trogneux et que "le système" s’est organisé pour cacher la transidentité de la Première dame.

Cette Afro-Américaine, soutien de Donald Trump, est devenue en quelques années une personnalité phare de l’alt-right, un courant radical de la droite américaine. Comme le reste de la mouvance trumpiste, Owens se dit profondément "anti-establishment" et propage, lors de ses nombreuses interventions publiques, un discours ouvertement complotiste. Elle assène ses propos avec une assurance déconcertante et une irrévérence qui séduit les Américains révoltés contre le "système". Lorsqu’il s’agit de s’attaquer aux progressistes, emblèmes de cette élite qu’elle méprise et qu’elle accuse de détruire l’Amérique, elle ne recule devant aucune outrance. Son dernier fait d’armes est cette vidéo publiée sur sa chaîne Candace Owens Podcast le 11 mars 2024 et sobrement intitulée "DINGUE. Il s’agit du PLUS GRAND scandale politique de l’histoire de l’humanité". Pendant un peu plus de quinze minutes, Owens présente à ses fans le "Brigitte gate" ("l’affaire Brigitte") et en arrive à la conclusion suivante : l’affaire a toutes les chances d’être vraie.

Pour l’extrême droite complotiste française, la prise de position de Candace Owens est une aubaine. Ses protagonistes se sont empressés de relayer l’information : tous insistent sur la légitimité d’Owens comme nouvelle preuve du sérieux de la théorie. Pour l’ancien assistant parlementaire et fondateur du site "La gauche m’a tuer" Mike Borowski, "qu’une grande personnalité américaine comme Candace Owens qui possède près de 2,9 millions d’abonnés YouTube reprenne l’histoire Jean-Michel Trogneux en se basant sur le travail de Natacha [NDLR : Natacha Rey est une des personnalités qui a contribué à lancer et répandre la rumeur] et Faits et documents fait que cette histoire commence à devenir un fait politique mondial". Même son de cloche sur l’influent compte X de Zoé Sagan, qui envoie très régulièrement des contenus complotistes à ses 185 000 abonnés : "Candace Owens est une superstar aux Etats-Unis. En haut des listes des écrivains les plus à succès du New York Times et avec 5 millions de followers sur X, elle lance aujourd’hui une tornade culturelle que plus rien ne peut désormais arrêter."

Fait surprenant, les partisans de la théorie Jean-Michel Trogneux la justifient par le fait que Candace Owens a été reconnue et validée par le… New York Times (son livre Blackout a fait partie de la liste des "best sellers" en 2020), un journal "de référence" qu’ils aiment pourtant à condamner. Interrogé à ce sujet, Tristan Mendès France, maître de conférences associé à l’université Paris-Cité et membre de ConspiracyWatch, explique que "les complotistes font preuve d’opportunisme dans leur utilisation des médias traditionnels. Lorsque BFMTV relaie une information qui va dans leur sens, ils vont la partager sans la remettre en cause parce qu’elle permet de donner un vague verni de crédibilité à leur narratif. Deux secondes plus tard, un même profil parlera de'BFMerde'en disant que c’est un média qui n’est jamais fiable pour quoi que ce soit."

Des ponts entre les complotistes français et américains

Cette rumeur délirante avait déjà fait la une des tendances Twitter en 2021, après la parution d’une "enquête" par Faits et documents, une "lettre d’informations confidentielles" fondée en 1996 et connue pour son antisémitisme, son conspirationnisme et son obsession des lobbys, qu’ils soient "juifs", "gay" ou "franc-maçonniques". A l’époque, de nombreux médias français avaient rapidement "débunké" [démystifié] cette affaire et la polémique s’était naturellement estompée. Sur le fond, la vidéo publiée par Owens ne fait que reprendre les arguments avancés par Faits et documents en 2021, en expliquant pourquoi elle les juge fiables. Elle emploie des procédés complotistes classiques, comme le millefeuille argumentatif, qui consiste à noyer le lecteur ou l’auditeur sous une masse d’arguments disparates qui, pris individuellement, sont tous très faibles mais qui, accumulés, permettent d’instiller le doute. Comme l’explique le sociologue Gérald Bronner, "certains arguments peuvent être sans aucun fondement valide et même être incompatibles entre eux, cela n’a pas d’importance, car c’est l’effet cognitif global (celui de la contagion du doute) qui importe".

L’argument principal convoqué par Candace Owens est l’attitude du "système" à l’égard de cette affaire. Pour elle, le comportement suspect des médias dits "mainstream" dans le traitement de cette théorie légitime de s’y intéresser. Elle cite ainsi un article du Daily Mail (un quotidien britannique), intitulé "La preuve que la Première dame française n’est pas née homme", et explique que c’est la lecture de cet article qui lui a donné l’intuition que l’histoire pouvait être vraie : "je l’ai tout de suite lu, car pourquoi aurait-on besoin de présenter une preuve que Brigitte Macron n’est pas née homme ? […] il n’y avait aucun débunking, ils citaient simplement des gens qui utilisaient tous les mots à la mode, comme extrême droite, théories du complot, raciste, sexiste, homophobie, antisémitisme… Tous ces mots dont on sait qu’ils ne veulent plus rien dire, et cela m’a juste donné envie d’examiner plus en profondeur la théorie".

Pour Tristan Mendès France, Owens "joue sur un esprit critique dévoyé, qui est un questionnement artificiel, mais lui permet de susciter une suspicion. Elle fait aussi appel à 'l’évidence', en laissant l’auditoire juge et en flattant son 'bon sens'. Sa rhétorique complotiste est classique, elle alimente la suspicion sans jamais apporter de preuve". Logique fallacieuse, mais terriblement efficace chez ceux qui sont disposés à y croire, car tous les éléments factuels qu’on peut lui opposer seront délégitimés à cause de l’identité de l’émetteur. C’est pour cette raison, d’ailleurs, que Candace Owens feint de ne pas savoir que des debunking sérieux ont été réalisés et continuent à l’être depuis 2021. "La presse fait son travail habituel en essayant de la rejeter comme une théorie conspirationniste d’extrême droite, poussée par des réactionnaires racistes, homophobes et transphobes. Ce serait pourtant si simple à démystifier si c’était faux, il y aurait tant de preuves ! Si c’était moi, je ferais une conférence de presse", affirme-t-elle.

Cette séquence est surtout intéressante dans la mesure où elle témoigne de l’existence de ponts entre les complotistes français et américains. D’une rive à l’autre de l’Atlantique, les théories du complot se renforcent par l’utilisation de références circulaires et de sources qui se citent mutuellement, créant ainsi l’illusion d’un consensus ou d’une validation externe. Pour Tristan Mendès France, "le marché de la désinformation est globalisé".

L’ère des "fadas" ?

En France, la complosphère locale a utilisé la vidéo d’Owens à l’appui de sa thèse. Aux Etats-Unis, la polémiste insère la théorie Jean-Michel Trogneux dans le contexte américain. Ainsi, elle avance qu’Emmanuel Macron et Brigitte Macron ont été sélectionnés par les "states medias", qui détiendraient toutes les preuves de la transidentité de la Première dame et feraient chanter le couple pour imposer leur agenda politique. "Si cette affaire se révèle vraie, affirme Owens, ce que nous découvrons ici est exactement ce qui se passe en Amérique, à savoir que le chantage est ce qui gouverne le monde."

De surcroît, note Tristan Mendès France, les affabulations concernant Brigitte Macron "rentrent en résonance avec le mythe complotiste d’élites du parti démocrate sexuellement dégénérées et moralement perverties, un thème cher à la 'QAnon sphere' [NDLR : QAnon est un mouvement conspirationniste américain d’extrême-droite]". Rien d’étonnant à ce que Candace Owens, en introduction de sa vidéo, ait précisé qu’elle avait toujours jugé l’histoire d’amour entre le président de la République et Brigitte Macron "extrêmement bizarre et effrayante", en faisant explicitement référence à la pédophilie.

Emmanuel Macron avait pourtant, quelques jours avant la sortie d’Owens, dénoncé pour la première fois "les fausses informations et les scénarios montés" qui circulent à propos de sa femme. "Il y a quand même des fadas", avait-il rajouté. À l’approche des élections américaines, le succès d’une théorie aussi folle n’augure rien de bon : les "fadas" ont encore de beaux jours devant eux…

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