Les municipales turques ont désigné le candidat de l'opposition pour la présidentielle de 2028
Dix mois après une présidentielle et des législatives qui ont vu le président Recep Tayyip Erdogan et l’AKP (Parti de la justice et du développement) se maintenir au pouvoir, les municipales ont, dimanche 31 mars, souri à l’opposition. Le CHP (Parti républicain du peuple), qui a remporté 35 des 81 capitales provinciales, s’est aussi trouvé, semble-t-il, un candidat pour la présidentielle de 2028.« Ekrem Imamoglu, le maire d’Istanbul, a obtenu plus de 50 % dans l’ancien fief d’Erdogan, relève Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS (Institut des relations internationales et stratégiques). C’est la troisième fois qu’il le bat dans la mesure où Erdogan s’est personnellement impliqué dans ces municipales. En 2019, il l’avait emporté avec 13.000 voix d’écart dans une ville qui compte seize millions d’habitants, donc près de 12 millions d’électeurs. Erdogan avait réussi à faire invalider le scrutin. En juin, Imamoglu a récidivé avec, cette fois, 800.000 voix d’avance. Depuis, son charisme et sa popularité n’ont cessé de s’affirmer. »
« Palais blanc »Comme hier pour Erdogan, qui en a été maire de 1994 à 1998, Istanbul est la porte ouverte au « palais blanc ». Le président en exercice répète ainsi à l’envi : « Qui remporte Istanbul remporte la Turquie. »« L’importance politique, économique, culturelle et symbolique d’Istanbul conforte l’image de celui qui la dirige, abonde le politiste. Par ailleurs, lors des dernières élections nationales, le parti d’Imamoglu avait déjà accru son assise électorale, notamment dans le gros tiers ouest du pays, en obtenant 38 % des voix au niveau national et en arrivant en tête dans 18 des trente plus grandes villes du pays, la plupart implantées dans des régions plus industrielles et urbanisées qui, ensemble, pèsent deux tiers du PIB (produit intérieur brut) turc. »
« Le CHP, poursuit-il n’a pas seulement conquis une partie significative des classes moyennes et les classes populaires ouvrières. Il progresse dans le centre, en Anatolie, dans les zones rurales et les gros bourgs où l’AKP est mieux et plus implanté. Dans la région côtière de la mer Noire, la moitié des provinces est passée sous son contrôle. La dynamique a changé de camp alors que l’AKP restait sur seize élections consécutives gagnées depuis 2002. Mais l’opposition, en Turquie comme ailleurs, n’est pas à l’abri de se tirer une balle dans le pied… »
« Insulte »Erdogan, 70 ans, a certes pris acte de sa défaite dominicale, mais en précisant aussitôt que ce n’était pas la fin, seulement un tournant. Depuis 2003 à la tête du pays, il sait pouvoir compter sur une constitution taillée à sa mesure, des leviers institutionnels nationaux à sa main et des médias qu’il contrôle largement.A preuve, Ekrem Imamoglu a été condamné, fin 2022, à deux ans et sept mois de prison pour « insulte » aux membres du Haut comité électoral turc. L’édile a fait appel, mais cette peine hypothèque son avenir politique. Elle l’avait écarté de la présidentielle en mai 2023.Erdogan aurait voulu l’adouber comme son principal rival, il ne s’y serait pas pris autrement. Imamoglu incarne plus que quiconque l’opposition à sa personne. Lui aussi a la stature, la popularité, le goût des médias et l’ambition. Ses adversaires, au sein même de son parti, lui reprochent ainsi de privilégier sa carrière aux affaires de sa ville.
L’enjeu entre ces deux-là n’est pas seulement de personnes. « La laïcité, note Didier Billion, reste une question importante dans la société turque. Elle le sera encore dans les années à venir. Le parti kémaliste, créé en 1923 par Atatürk, s’est longtemps réclamé d’une laïcité stricte. Né en 1991, Imamoglu, lui-même croyant et pratiquant, se veut moins crispé sur le sujet. Une évolution est possible comme, d’ailleurs, sur la question kurde. Le CHP, jusque-là très jacobin, pourrait adopter une vision moins sécuritaire. Les Kurdes, nombreux à Istanbul, ont d’ailleurs voté pour lui ce dimanche à en juger au faible score du parti kurdiste local. »
Jérôme Pilleyre
Lire. Didier Billion, La Turquie, un partenaire incontournable, éditions Eyrolles, 2021, 16,90 €.