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De Sherlock Holmes à Harry Bosch : pourquoi les héros de polars sont éternels

Ils sont policiers ou détectives privés, journalistes ou médecins légistes. Ils vivent à Paris, Londres, Los Angeles, Pretoria ou ailleurs. Ils s’appellent Sherlock Holmes, Hercule Poirot, Nestor Burma ou Harry Bosch et sont nés de l’imagination de Conan Doyle, Agatha Christie, Léo Malet ou Michael Connelly. Tout leur est permis : enquêter, tomber amoureux, perdre des proches, se marier, divorcer, déménager, enquêter encore, être blessés, hospitalisés, se remarier. Tout sauf une chose : mourir. Tous les auteurs de romans policiers réunis du 5 au 7 avril à Lyon pour le Festival Quais du polar vous le diront : une fois le succès rencontré avec une série et un héros, il est quasi impossible de s’en séparer.

"Quand tu tues ton personnage, c’est le syndrome Misery : quelqu’un veut te tuer", s’amuse Niko Tackian, récent auteur de Triangle noir (Calmann-Lévy). Même lorsque le héros a largement dépassé sa date de péremption, il ne peut disparaître. Parce que les éditeurs ne veulent pas renoncer au filon d’une série attendue par des milliers de fans. Parce que les lecteurs veulent retrouver à intervalle régulier leur ami de papier. Biberonné dès l’enfance aux figures du Club des cinq, d’Alice détective ou de Michel, le lecteur de polar (souvent une lectrice) adore le côté "revenez-y" du genre, façon madeleine. "Tous les ans ou tous les dix-huit mois, quand un univers leur plaît, ils ont leur rendez-vous, leur 5 à 7 », note Marie-Caroline Aubert, célèbre éditrice de polars, passée par le Seuil et désormais à la Série noire de Gallimard.

Un crime, un enquêteur, un livre. Les auteurs eux-mêmes éprouvent un certain confort à ce rythme, propre au polar, écho moderne des feuilletons populaires du XIXe siècle. L’Italien Valerio Varesi, qui publie La Stratégie du Lézard chez Agullo le 11 avril, a lancé son commissaire Soneri il y a plus de vingt-cinq ans pour des raisons pratiques : "Comme journaliste, j’avais traité l’histoire d’une famille disparue et je voulais en faire un livre. L’investigation était le meilleur moyen. Et pour mettre en valeur le contexte, je voulais un fonctionnaire de police normal, sans idées préconçues. Comme Maigret. Pas comme dans la tradition anglo-saxonne à la Agatha Christie."

Loin des silhouettes stéréotypées des débuts du polar, simples prétextes à l’enquête, les auteurs aggravent désormais leur cas en créant des protagonistes attachants. Dans Fils de personne (Fayard), prix du Quai des Orfèvres 2023, Jean-François Pasques met en scène un binôme, composé d’un commandant très expérimenté mais un peu ours et d’une jeune lieutenante sortie d’école : "Je suis du métier, je sais qu’on ne travaille jamais seul, d’où le duo. Par ailleurs, je voulais montrer le milieu et l’humanité des policiers. Enfin, je souhaitais les faire évoluer." Son héroïne, timide dans le premier opus, Mortelle canicule, prend de l’assurance dans le deuxième et davantage de responsabilité encore dans le manuscrit qu’il vient de terminer. Martial Caroff, qui a remporté le même prix en 2024 avec Ne me remerciez pas (Fayard), voulait, dans son premier volet, braquer le projecteur sur l’intrigue, son personnage était donc assez transparent, mais il veut le densifier dans le prochain. Au fil des 16 romans impliquant le commissaire Soneri, Valerio Varesi a modifié l’état d’esprit de son enquêteur pour mieux le faire coller à l’époque : hier nostalgique de sa jeunesse à Parme, il est désormais en colère et s’emporte contre une ville moins solidaire qu’autrefois.

Des personnages ancrés dans la société ou dans un lieu

Des défauts, des zones d’ombre, des vies personnelles qui sonnent juste sont le gage d’un personnage qui marque les esprits. En France, le succès du commissaire Adamsberg de Fred Vargas se nourrit moins de ses enquêtes que de son comportement lunaire et de ses improbables intuitions qui finiront par se révéler justes. Le binôme, créé par Elizabeth George, de l’aristocrate anglais et de la femme populaire inauguré avec Enquête dans le brouillard (Presses de la Cité), fonctionne parce qu’il fait écho à la réalité d’une société anglaise où les classes sociales sont encore très prégnantes. Lorsque Joseph Hansen crée en 1970 la figure de Dave Brandstetter, enquêteur d’assurance et homosexuel (chez Rivages), il innove pour l’époque en racontant l’ordinaire d’un couple d’hommes ou l’arrivée du sida.

Parfois, les personnages sont intimement liés à une ville, chaque livre est, pour le lecteur, une occasion de voyager en bonne compagnie. Difficile, par exemple, de dissocier Benny Griessel du Cap, Mario Conde de Cuba ou le commissaire Brunetti de Venise, nés de l’imagination de Deon Meyer, Leonardo Padura ou Donna Leon. Chez Gallmeister, L’Ile des âmes, qui inaugure une saga écrite par Piergiorgio Pulixi, séduit autant par l’originalité de ses deux personnages principaux que par son implantation dans la mystérieuse Sardaigne. Les épisodes suivants, dont La Septième lune qui vient de paraître, gardent ce cachet tout en se déroulant dans d’autres provinces italiennes.

Peu importe le succès, tôt ou tard, tous les auteurs de polars en série éprouvent un sentiment de lassitude. "Quand on écrit des suites, on s’enferme. On crée un cadre, on limite sa liberté : en termes de personnages puisqu’on ne peut pas les tuer sans conséquence pour la suite ; en termes de décor car il est difficile de trimballer partout un policier rattaché à un commissariat ; et en termes d’écriture puisqu’on s’inscrit dans un schéma narratif", liste Niko Tackian qui, après une trilogie, a choisi d’abandonner Tomar Khan, son héros, et de se consacrer à des "unitaires". Au fil des épisodes, les contraintes s’accentuent. Les lecteurs sont impitoyables, ils ne laissent passer aucune incohérence. Et ne se privent pas de souligner, lors d’un salon ou d’une rencontre, que tel protagoniste avait tel grade dans tel livre mais un autre dans le suivant ou que la table de la maison de l’enquêteur n’était pas en formica jaune, mais en bois, et qu’ils ne voient aucune explication à ce changement.

Des auteurs – et non des moindres – se sont essayés à la rupture. Dans Le Dernier Problème, Conan Doyle a tenté de tuer Sherlock Holmes. Mais les protestations furent telles qu’il l’a ressuscité dans le recueil de nouvelles La Maison vide, au prix de quelques acrobaties narratives. Marie-Caroline Aubert se souvient de Philip Kerr, décédé en 2018, auteur fatigué d’une formidable série berlinoise dans laquelle il mettait en scène les états d’âme d’un policier allemand face à la prise du pouvoir par les nazis. A plusieurs reprises, il tente d’échapper à son héros, Bernie Gunther : "Le reste de ce qu’il produisait ne fonctionnait pas ni comme livre, ni commercialement. Il me demandait : "Il n’est pas bon mon livre ?" Je lui répondais : "Ce n’est pas pour ça que tu es fait"", se souvient-elle.

Seuls quelques-uns parviennent à se soustraire à la malédiction de la répétition – Dennis Lehane fut de ceux-là avec son Mystic River et son Shutter Island (Rivages) –, les autres apprennent à ruser. Certains s’autorisent une incartade avec un personnage secondaire, comme Jean-François Pasques, qui, le temps d’un livre, a emmené son médecin légiste en Sibérie. Mais après le prix du Quai des Orfèvres et ses 250 000 exemplaires, il a été, amicalement encouragé par son éditeur à revenir à son duo originel.

D’autres alternent avec des romans "classiques" ou des documentaires. Valerio Varesi a, par exemple, publié en Italie Il Labirinto di ghiaccio (le labyrinthe de glace) dans lequel Soneri n’apparaît pas et il prépare une biographie de Teresa Noce, figure du communisme et du féminisme italien. D’autres, enfin, jouent avec les codes du personnage récurrent pour mieux s’en émanciper. Dans L’Agent seventeen et L’Assassin eighteen de John Brownlow (Gallimard), les héros sont éternels, mais la série renouvelle le concept avec une originalité rafraîchissante.

Pour aller plus loin :

Dictionnaire amoureux du polar, par Pierre Lemaître (Plon).

Le Polar pour les nuls, par Marie-Caroline Aubert et Natalie Beunat.

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