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Dans “Trahir et venger”, Laélia Véron se penche sur les récits de transfuges de classe

Annie Ernaux, Édouard Louis, Nicolas Mathieu… Les récits de transfuges de classe se multiplient dans la littérature actuelle. Dans cet essai (avec Karine Abiven), la linguiste étudie ce phénomène. Entre littérature et sociologie, un genre aux formes dispersées, mais relié par des motifs communs.

Même si elle est déjà ancienne, l’expression “transfuge de classe” s’est imposée ces dix dernières années dans le débat public, sortant de son cadre sociologique initial pour devenir un motif littéraire généralisé. D’Annie Ernaux à Nicolas Mathieu en passant par Édouard Louis ou Didier Eribon, des récits d’écrivain·es évoquant leur mobilité sociale ascendante se multiplient. De nombreux autres récits, sans visée littéraire particulière, sont aussi traversés par cette volonté de consigner le mouvement d’une élévation sociale, d’un élargissement de soi, sinon d’une réinvention intime.

Cette vitalité des récits de transfuges peut pourtant s’interpréter comme le signe d’un “affaiblissement du concept”, estime la linguiste Laélia Véron, qui a mené un projet de recherche collectif autour des récits de transfuges de classe dans un séminaire à la Sorbonne, en 2023. Son essai Trahir et venger – Paradoxes des récits de transfuges de classe (La Découverte, avec Karine Abiven) cherche à éclaircir les paradoxes d’un concept tellement mobilisé qu’il en devient parfois confus. “Le récit de transfuge est devenu un type de récit reconnaissable”, avance l’autrice. “On retrouve son canevas narratif et stylistique, avec ses étapes et son vocabulaire spécifiques, dans des contextes discursifs et sous des supports très différents : réseaux sociaux, presse écrite et orale, littérature, sciences sociales, écrit politique.” Cette “vague” suscite d’ailleurs aujourd’hui un certain “retour de bâton” (le magazine Frustration titrait en 2021 de manière symptomatique “Peut-on décemment en avoir plein le cul des récits de transfuges de classe ?”).

Ambivalences d’un genre discursif

Le récit de transfuge de classe se disperse ainsi dans plein d’écritures distinctes, sans vraie cohérence entre elles. Le mot ne va déjà pas de soi ; certain·es comme la philosophe Chantal Jaquet préfèrent le terme “transclasse”, qui a le mérite de ne pas inclure la teneur morale et normative qu’induit l’idée de la métaphore spatiale du haut et du bas comprise dans “transfuge”. La sociologue et écrivaine Kaoutar Harchi estime, elle, que le transfuge de classe reste un “concept blanc” qui ne prend pas en compte “l’imbrication de la classe et de la race”.

La notion de transfuge de classe, estime Laélia Véron, a donc le défaut d’être “un terme-écran”, popularisant artificiellement l’idée de mobilité sociale “dans un monde où les possibilités réelles de mobilité sont réduites et où le renversement des hiérarchies ne semble pas près d’advenir”. L’autrice éclaire les ambivalences d’un genre discursif, longtemps incarné par des sociologues et historiens, comme Pierre Bourdieu (Esquisse pour une auto-analyse) ou Richard Hoggart (33 Newport Street. Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises).

Complexité d’un arrachement

C’est Annie Ernaux qui est devenue désormais “l’égérie des transclasses”. Même si, rappelle justement la linguiste, cette consécration occulte souvent d’autres dimensions centrales de son œuvre, comme l’expérience féminine, le temps et la mémoire. Par-delà les références répétées à l’œuvre d’Annie Ernaux, de nombreux récits actuels se caractérisent en tout cas par plusieurs traits communs : “Une narration souvent faite à la première personne (avec une focalisation interne), la représentation d’affects (comme la honte, la peur du ridicule, la colère, les sentiments d’injustice et d’illégitimité mêlés à ceux de trahison et de culpabilité), la mise en scène du clivage entre deux mondes sociaux, notamment à travers les différences culturelles (dans le rapport à l’école, au livre en particulier) et l’ambivalence linguistique (entre la langue du milieu d’origine et la langue normée de l’école et de la bourgeoisie culturelle), l’évocation des ignorances sociales, des amitiés et des amours structurées par la différence d’habitus (…).”

Au fil de sa réflexion, Laélia Véron interroge un motif commun à tous ces récits : la tension sourde entre une “trahison” et une “restitution”. La trahison du départ, de la désertion ; et, dans le même mouvement, la restitution de ce que l’on doit à sa classe par l’écriture, instrument de lutte permettant de la venger (Annie Ernaux), de rendre des coups (Nicolas Mathieu), de rendre justice aux dominé·es (Édouard Louis). À la fin de Combats et métamorphoses d’une femme, ce dernier écrit à propos de sa mère : “J’aurais aimé que ce récit d’elle constitue, en quelque sorte, la demeure dans laquelle elle puisse se réfugier.” C’est bien dans cette façon d’intégrer dans le geste d’écriture la complexité d’un arrachement, qui se voudrait moins la marque d’une trahison que celle d’un attachement filial contrarié, que se loge la beauté de certains de ces récits en tension et intenses. Des récits, qui à défaut de renverser les structures sociales, déplacent des structures intimes, celles que seule la littérature abrite.

Trahir et venger, Paradoxes des récits de transfuges de classe, de Laélia Véron avec Karine Abiven, La Découverte, 240 p, 19,50€. En librairie.

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