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Linn Ullmann publie l’autobiographique “Fille, 1983” et ausculte un passé qui ne passe

Quand Linn Ullmann décroche son téléphone pour l’interview, elle nous dit immédiatement qu’elle aime marcher en parlant. Nous allons donc nous balader à distance avec elle à Oslo, en Norvège, où elle vit et écrit depuis des années. Sa voix est nette, précise, marquée par un accent un peu hybride, comme un souvenir de ses nombreux voyages avec sa mère, l’actrice Liv Ullmann. Elle adopte aussi le ton ferme des personnes qui savent de quoi elles veulent et ne veulent pas parler.

On lui demande d’emblée pourquoi elle a décidé d’écrire, elle qui a joué très jeune de petits rôles dans les films de son père – le cinéaste suédois Ingmar Bergman, dont elle était la neuvième enfant – et qui s’est essayée très brièvement à une carrière de mannequin après avoir été repérée par un photographe dans un ascenseur, comme elle le raconte dans Fille, 1983. “Je n’écris rien sur mes rôles dans les films de mon père, tranche-t-elle. Je n’ai jamais été actrice. Et je n’ai jamais été mannequin, j’ai simplement fait quelques photos quand j’avais 16 ans. Mais ce livre ne parle pas de mon père.”

Fille, 1983 est le septième roman de l’autrice de 57 ans, qui est devenue critique littéraire et journaliste à Oslo après des études à New York. Il s’agit du deuxième tome d’une série de trois textes autofictionnels. Le premier, Le Registre de l’inquiétude (Actes Sud, 2018), racontait sa relation à ses parents, qui se sont rencontrés en 1965, un an avant sa naissance, sur le tournage de Persona. En partant de quelques entretiens parcellaires et mal enregistrés avec Ingmar Bergman, recueillis juste avant sa mort (en 2007) et alors que son état de santé déclinait rapidement, elle tissait une réflexion complexe sur la mémoire.

Elle racontait ce père très routinier qu’elle ne voyait que l’été et qu’il ne fallait surtout pas déranger dans son écriture, et sa mère fantasque et pleine de vie qu’elle aimait tant que son absence la plongeait dans des abîmes d’angoisse. “Dans ces deux livres, explique Ullmann, j’explore toutes les façons dont la mémoire est une formidable conteuse d’histoires. Quand on raconte un souvenir, on se souvient de certains événements, qui forment comme des points que l’on doit relier entre eux. C’est le vide entre deux points qui m’intéresse, cet espace blanc de l’oubli dans lequel l’imagination entre en jeu.”

Méandres de la mémoire

Le fonctionnement complexe de la mémoire est au cœur de Fille, 1983. On y suit l’autrice qui, traversant un épisode dépressif, essaie de mettre des mots sur l’année de ses 16 ans. En janvier 1983, elle vit à New York et elle suit – malgré la désapprobation de sa mère – un photographe de trente ans son aîné à Paris pour un shooting. A., comme elle le surnomme dans le livre, lui promet de faire figurer son visage dans les magazines de mode les plus prestigieux. Une nuit, alors qu’elle ne retrouve plus le chemin de son hôtel parisien, elle sonne à sa porte et il l’entraîne dans son lit.

Ullmann retranscrit avec une telle précision les boucles infernales du souvenir – elle précise de page en page les détails de sa tenue, de la chambre de A., de la salle de bains dans laquelle elle vomit après l’acte – qu’on lui demande si elle a voulu imiter les stratégies d’évitement de la mémoire traumatique face à l’origine du trauma. Elle hésite. “J’ai l’impression que le mot ‘trauma’ est utilisé à tort et à travers aujourd’hui. Le roman ne dit jamais ce qu’est cette histoire. Un traumatisme ? Une histoire d’amour ? Un récit violent ? Un abus ? Fille, 1983 raconte aussi la dépression et la mélancolie de cette jeune fille devenue adulte, sans jamais expliciter si cette crise est causée par ce qui s’est passé à Paris.” Ullmann a un principe : “Je pose des questions mais j’évite les conclusions.”

L’abus comme système

L’autrice refuse que son roman soit lu uniquement comme un “MeToo book”, selon son expression, c’est-à-dire un phénomène éditorial auquel on n’offrirait pas une lecture assez “attentive”. Les femmes, souligne-t-elle, ont toujours écrit des livres “hybrides” sur “le désir et les relations entre le pouvoir, la violence et la sexualité” et ce, bien avant octobre 2017. Elle a plutôt l’impression de faire partie d’un “chœur” d’autrices et cite avec enthousiasme Annie Ernaux, Marguerite Duras, Janet Frame.

On s’aventure à souligner qu’il semble difficile de lire Fille, 1983 sans penser aux récits de Judith Godrèche (qui a porté plainte en février 2024 contre Benoît Jacquot pour viol avec violence sur mineur), de Flavie Flament (qui a accusé le photographe David Hamilton de viol alors qu’elle avait 13 ans) ou de Vanessa Springora, dont Ullmann a lu Le Consentement.

Son texte décrit, de façon parfois clinique, ce que nous lisons aujourd’hui comme le récit d’un homme d’une quarantaine d’années qui pousse une jeune fille mineure, perdue dans une ville qu’elle ne connaît pas, à un rapport sexuel. On garde de la lecture de son roman l’image glaçante de cette “grande enfant inerte”, de cet homme qui “fait tout” pendant qu’elle ne “fait rien”. Elle ne nie pas les liens entre son récit et celui du Consentement, “même s’il raconte une histoire un peu différente de la mienne”. “Springora a écrit de manière très intéressante sur ce qu’elle a subi, analyse l’autrice. Elle critique tout un système, et j’ai trouvé que son livre était bon. Elle décrit très bien la violence avec laquelle on traitait les jeunes femmes, et les femmes en général, dans les années 1980. À cette période, tout cela était très commun.”

Un point de vue

En Norvège, cependant, le livre n’a pas été le point de départ d’une discussion plus large autour des questions d’emprise ou de violences sexuelles, justement parce qu’il décrit surtout “la fille et ses choix”, son désir sexuel et la rapidité avec laquelle il s’évapore. Elle nous demande si l’on se souvient de cette soudaine prise de conscience, à 15 ou 16 ans, d’avoir un corps et de ne plus être la petite fille “étrange et maigre” avec son appareil dentaire et ses grands yeux.

Ullmann a fait très attention à ce que la jeune fille ne soit jamais perçue comme une victime et insiste sur son “agentivité”. “La question du regard, de qui regarde, est centrale dans mon travail, explique-t-elle. Dans ce livre, je me suis amusée à retourner certains clichés. Par exemple, quand la narratrice regarde l’homme dormir et s’amuse de son corps qu’elle trouve un peu vieux et laid, je pensais à tous les tableaux et les films qui sont remplis de jeunes filles qui dorment et que l’on regarde. Ma narratrice reprend le pouvoir.”

Cette question du regard – d’un female gaze, même si Ullmann n’en parle jamais en ces termes – est d’autant plus centrale que sa mère est une actrice et une “muse” dont la beauté, si souvent célébrée, plane sur le livre. Dans Le Registre de l’inquiétude, l’autrice racontait déjà que son père voyait sa mère comme un “violon”, un “Stradivarius”. Un instrument. “J’ai évidemment grandi avec une mère incroyablement belle, souligne-t-elle. Les hommes tombaient presque dans les pommes quand ils la croisaient, elle avait cet effet sur les gens. Quand elle entrait dans une pièce, tout le monde tombait amoureux d’elle, moi y compris. C’était mon grand amour et encore aujourd’hui, elle me fascine.”

Linn Ullmann n’a jamais retrouvé la photo que A. a prise d’elle à Paris. Sur internet, certaines personnes essaient, en vain, de chercher le nom du photographe. Pour l’autrice, il n’a aucune importance – “Ça aurait pu être n’importe quel homme à New York ou à Paris à cette époque.” À la fin de notre conversation, elle s’ouvre plus volontiers sur son père, à qui elle rendait visite chaque été avant sa mort sur l’île de Fårö, en Suède, et qui lui montrait de nombreux films, dont Amarcord. Il lui disait qu’il ne lui parlerait plus si elle n’aimait pas ce film de Fellini. Film qu’elle adore, bien entendu. Elle souligne que, dans le dialecte romagnole, “amarcord” signifie “Je me souviens”. Et que toute sa vie n’en finit pas de tourner autour de la mémoire, de l’oubli, et de tout ce qui se niche entre les deux.

Fille, 1983 de Linn Ullmann (Christian Bourgois), traduit du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud, 280 p., 22 €. En librairie le 4 avril.

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