Manon Fleury, cheffe des possibles : "Montrer qu’on n’est pas obligées d’être accompagnées par un homme pour y arriver"
Elle se languit du printemps. De l’arrivée des fèves, des petits pois. Des premières fraises. À 33 ans, la cheffe Manon Fleury met le végétal au cœur de ses assiettes, chez Datil. Son premier restaurant, récompensé après six mois d’ouverture par le Guide Michelin et ouvert avec Laurène Barjhoux, rassemble en cuisine une majorité de femmes cheffes. Dont elle s’attache à défendre la place.
Depuis l’obtention de votre première étoile en mars, on vous voit partout… Comment allez-vous ?
Plutôt très bien. On a eu une médiatisation assez forte, après le reportage qu’on a eu dans Envoyé spécial aussi, mais ça retombe rapidement. On était déjà bien opérationnels et je me rends compte du travail qu’on a fait en amont, de la chance d’avoir une super équipe. Je profite de ce moment un peu particulier. On reçoit beaucoup de joie, beaucoup d’élan positif qui permet aussi d’avoir de la reconnaissance pour le travail fait depuis qu’on a ouvert, et celui fait en amont aussi.
Après la diffusion de ce reportage justement, vous avez fait face à une vague de commentaires négatifs, voire violents, en réponse à votre volonté de favoriser la présente des femmes en cuisine.
Je sais que le message que l’on véhicule n’est pas toujours facile à faire passer. On se rend compte qu’il y a encore beaucoup de boulot, que ce n’est pas acquis. Que notre combat vis-à-vis de la mise en valeur des femmes en cuisine est toujours important à mener, qu’il ne faut pas lâcher là-dessus. Il peut y avoir une certaine forme de pression avec la lumière qu’on met sur nous, mais ça me pousse à me dire qu’il faut continuer, qu’il y a d’autres femmes qui vont prendre le relai, qui le font déjà.
Vous êtes passée par les cuisines de William Ledeuil, Alexandre Couillon, Pascal Barbot… Quels étaient vos modèles de femmes cheffes ?
Il n’y en avait pas beaucoup, alors c’était difficile de s’identifier. Spontanément je pense à Adeline Grattard, du restaurant Yam’Tcha. Elle est bourguignonne, elle aussi, elle a une cuisine très spontanée. J’aimais bien son style et son parcours m’a quand même inspiré, sur le fait qu’une femme puisse être en cuisine, dans un restaurant gastronomique, étoilé. À part elle, je n’ai pas eu beaucoup de modèles féminins. C’est pour ça qu’on mène ces combats aujourd’hui. Je veux montrer que c’est possible. Qu’on n’est pas obligées d’être accompagnées par un homme pour y arriver. Il faut déconstruire un peu ces modèles-là, simplifier les choses en disant qu’on est autant capable, et qu’on peut faire les choses différemment. On essaie de montrer qu’il y a un autre management possible, qu’on n’est pas obligé de copier un modèle masculin ou un système qui existe depuis très longtemps.
Photo Pauline Gouablin
Vous assumez l’idée d’apporter de la sensibilité et de la douceur dans le fonctionnement d’une brigade en cuisine.
Je défends ces mots-là à fond. J’essaie de montrer que c’est une force d’être sensible, de faire attention aux gens. Que ce n’est pas être vulnérable de montrer sa sensibilité et quand bien même on serait vulnérable, ça peut être une qualité. Je pense que ça peut être une force aussi de montrer qu’on n’a pas réponse à tout, de s’excuser. Ça arrive de se tromper, de dire un mot plus haut que l’autre pendant le service. Il faut faire les choses de manière intelligente, avoir de la remise en question des deux côtés. Je pense que ça fait grandir et avancer de désamorcer les choses.
Comment cette sensibilité se traduit à la carte et dans vos assiettes ? D’abord par un respect du produit ?
À transmettre, c’est ce qui a de plus difficile, mais c’est ce qui m’intéresse le plus. Ce qui n’est pas de l’ordre du tangible, de la technique, de la simple exécution d’une recette. Ça passe par la parole, par les gestes. On essaie d'apporter un supplément d’âme à ce qu’on met dans l’assiette. Il faut du temps pour comprendre cette sensibilité-là. Et c’est parfois ce qui fait la différence entre un bon et un très bon restaurant. Je parle souvent d’une vibration, d’une cuisine vivante. Je passe du temps à expliquer qu’il faut regarder le produit. C’est tout un travail que j’ai appris aussi, qu’on m’a transmis. Ce n’est pas un hasard. La cuisine française s’intéresse beaucoup à la technique. À l’école, on apprend d’abord à faire une brunoise avant de comprendre comment pousse une carotte. Ce n’est pas simple quand on essaie aussi d’avoir des choses régulières, mais il faut faire en sorte que le produit soit respecté du moment où on l’épluche, où on le prépare, jusqu’à ce qu’on le mette dans l’assiette.
Pendant la cérémonie du Guide Michelin, la cheffe Blanche Loiseau pointait du doigt l’idée d’une cuisine "féminine".
Elle a raison ! Je défie quiconque de reconnaître à l’aveugle une cuisine issue d’une femme et d’un homme. J’ai vu des hommes mettre des fleurs dans les assiettes et avoir une cuisine aussi délicate que ce que l’on attribue à une cuisine "féminine". Les chefs qui m’ont formée avaient aussi une cuisine très raffinée. Pour moi, c'est une affaire de sensibilité, de personnalité. Je pense à Marie-Victorine Manoa par exemple, qui cuisine avec tout ce qu’on attribue à une cuisine "masculine". Des ragoûts, des abats. Et c’est génial !
Propos recueillis par Caroline Girard