Meloni et la censure de la Rai : la polémique qui enflamme l’Italie
C’est la polémique sur toutes les lèvres en Italie. Ce jeudi, à l’occasion de l’anniversaire de la libération de l’Italie du pouvoir fasciste, le 25 avril 1945, une émission de la chaîne de télévision publique italienne Rai avait fait le choix d’inviter le célèbre écrivain et intellectuel Antonio Scurati. Ce dernier, auteur d’une série de romans traduite dans le monde entier sur Benito Mussolini, M. L’enfant du siècle, devait prononcer un court monologue. Avec au coeur de sa prise de parole, une critique très frontale contre la Première ministre Georgia Meloni et son parti, Fratelli d’Italia, l’accusant de manipuler l’histoire pour déprécier le rôle de la résistance antifasciste pour faire tomber le régime de Mussolini, mais aussi de certaines ambiguïtés quant aux responsables des crimes de l’époque.
Mais cette intervention a finalement été… déprogrammée ce samedi par la direction de la Rai, a révélé la présentatrice de l’émission ce week-end. Officiellement pour des motifs économiques, mettant en avant un tarif de 1 800 euros réclamé par Antono Scurati, ce que ce dernier récuse avec force. Mais selon certains médias italiens, qui ont pu consulter un document interne de la Rai, ce fut en réalité bien pour des raisons "éditoriales" que la prise de parole de Scurati fut annulée.
Il n’en fallait pas plus pour que la chaîne publique italienne soit accusée de censure, comme l’a titré ce dimanche le journal La Reppublica, quotidien de centre-gauche : "La Rai censure Scurati". Depuis, l’affaire est partout en Italie : débats sur les plateaux de télévision et de radio, publication du monologue complet dans le Corriere della Serra et La Republicca, partage et relais massif sur les réseaux sociaux. Probablement l’effet inverse de ce que recherchaient les dirigeants de la Rai, accusés par leurs détracteurs d’avoir fait ce choix de programmation afin de ne pas déplaire à Georgia Meloni.
Meloni dénonce une "prétendue censure"
C’est finalement la Première ministre italienne elle-même qui s’est très vite exprimée sur ses réseaux sociaux. Celle-ci a évoqué une "prétendue censure" et remis en avant la raison économique officielle donnée par la Rai, tout en se défendant d’une quelconque influence dans le choix d’annuler la participation de Scurati. "Je publie volontiers le texte du monologue (que j’espère ne pas avoir à payer) pour deux raisons : 1) Parce que ceux qui ont toujours été ostracisés et censurés par le service public ne demanderont jamais la censure de qui que ce soit. Pas même à ceux qui pensent qu’il faut payer sa propagande anti-gouvernementale avec l’argent des citoyens. 2) Pour que les Italiens puissent juger librement de son contenu", a-t-elle ainsi écrit.
Mais si cette déprogrammation a autant fait polémique, c’est avant tout car le texte que comptait prononcer Antonio Scurati était très frontalement dirigé contre la cheffe du gouvernement italien d’extrême droite et son parti, Fratelli d’Italia. "Le fascisme a été tout au long de son existence historique - et pas seulement sur sa fin, ou occasionnellement - un phénomène de violence politique systématique faite d’assassinats et de massacres. Les héritiers de cette histoire le reconnaîtront-ils une bonne fois pour toutes ?", interrogeait ainsi l’auteur, accusant "le groupe postfasciste au pouvoir" de "tenter de réécrire l’histoire". "[Georgia Meloni] a pris ses distances avec les atrocités indéfendables perpétrées par le régime (la persécution des juifs) sans jamais renier dans son ensemble l’expérience fasciste. Elle a attribué aux seuls nazis les massacres commis avec la complicité des fascistes de la République sociale italienne. Et elle a passé sous silence le rôle fondamental de la Résistance italienne, au point de ne jamais citer le mot 'antifascisme’ lors des commémorations du 25 avril, en 2023", concluait-il finalement.
Un contrôle "étouffant" de la direction
Cette controverse illustre, aux yeux de certains, la mainmise de plus en plus forte du camp de Georgia Meloni sur l’audiovisuel public, avec des nominations de personnalités proches de leurs idées à la tête des différentes chaînes de télévision et stations de radio. "Le contrôle de la direction de la Rai sur l’information du service public devient chaque jour plus étouffant", a déploré ce dimanche le syndicat des journalistes de la chaîne, l’Usigrai, dénonçant "un nouveau signe d’une Rai qui s’oppose à toute expression culturelle qui déplaît aux gouvernants" et un "système de contrôle omniprésent qui viole les principes du travail journalistique".
L’opposition italienne s’est également insurgée contre cette décision. La sénatrice Barbara Floridia, du Mouvement 5 étoiles (M5S), également présidente du comité de surveillance de la Rai, a déploré que "des affaires comme celle d’Antonio Scurati risquent de discréditer le service public, de miner sa crédibilité et de jeter une ombre sur son indépendance", ajoutant qu’il "n’est pas acceptable de traiter ainsi une personnalité du calibre d’Antonio Scurati". Le parti démocrate de l’ancien Premier ministre Matteo Renzi a de son côté déploré "une décision que nous ne pouvons pas accepter", réclamant à la direction de la Rai de "fournir immédiatement la raison de ce qui apparaît comme une ’censure’ insupportable."
En 2023, déjà des polémiques
L’année dernière déjà, les commémorations du 25 avril avaient fait grand bruit. Plusieurs membres du parti Fratelli d’Italia avaient refusé de participer aux cérémonies, accusant la gauche de les instrumentaliser. "Je ne fêterai pas le 25 avril, parce que nous ne célébrons pas une fête de la liberté et de la démocratie, mais la chasse gardée d’un certain parti de gauche", avait ainsi asséné le président du Sénat Ignazio La Russa, un des fondateurs de Fratelli d’Italia et ancien membre du Mouvement social italien, le principal parti néofasciste à la chute du régime de Mussolini. Georgia Meloni, quant à elle, avait participé à ces cérémonies et dénoncé les crimes commis sous Mussolini, mais sans jamais mentionner qui en était l’instigateur ou le rôle de la résistance antifasciste italienne dans la chute du régime.
Au centre de cette nouvelle polémique se trouve donc cette fois-ci l’auteur Antonio Scurati. Celui-ci est souvent ciblé par l’extrême droite italienne pour ses travaux sur la génèse de la montée au pouvoir de Benito Mussolini et les points de comparaison qu’il assume de tisser avec Georgia Meloni. "Scurati est l’un de ces auteurs très intelligents qui, avec la droite au pouvoir, savent qu’ils peuvent faire du marketing en vendant des livres et en collectant de l’argent lors d’apparitions publiques", a ainsi raillé Alfredo Antoniozzi, vice-président de Fratelli d’Italia à la Chambre des représentants.
"Ce qu’il se passe aujourd’hui en Italie n’est pas la répétition du passé. Mais la victoire éclatante en Italie d’un parti qui a ses racines culturelles et idéologiques dans le fascisme", expliquait Antonio Scurati ainsi dans une interview donnée au quotidien régional Le Dauphiné Libéré en 2022, dans la foulée de l’arrivée au pouvoir de Meloni. "Beaucoup de personnes se déclarent encore néofascistes, et certains membres de Fratelli d’Italia sont très proches d’eux, ce qui pose la question morale de leur légitimité à gouverner le pays". Des mots qui résonnent au-delà des frontières transalpines.