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Pauvre Bitos, pauvre Anouilh, sa pièce raccourcie car trop contre révolutionnaire?

Le jeu de massacre grinçant de Jean Anouilh, « Pauvre Bitos – le Dîner de têtes », est de retour au théâtre Hébertot.


On connait bien sûr le sens d’un dîner de famille, ou d’un dîner de cons. Dans certains cas, ces deux-là forment un pléonasme ! Celui d’un dîner de têtes est nettement moins connu. Passée de mode, l’expression a été remplacée par la formule plus festive de la « soirée à thème » ou de la « soirée déguisée », ce qui signifie la même chose sauf que concernant le dîner de têtes, seule la tête est grimée. Thierry Harcout la remet au goût du jour en mettant en scène Pauvre Bitos au Théâtre Hébertot, une des pièces les plus grinçantes de Jean Anouilh, où le rire n’est jamais léger et insouciant mais grave et plombant.

Qu’on lui coupe la tête !

Le récit se déroule après la Deuxième Guerre mondiale, au moment où la Libération du pays fait place à l’épuration des traitres. Un groupe d’amis, appartenant tous à la bonne société d’une petite ville de province, convie André Bitos, un ancien camarade de classe devenu un magistrat un peu raide suscitant exaspération et jalousie. Quoi de plus propice pour régler ses comptes avec l’intéressé, que de jouer un des acteurs de la Terreur révolutionnaire ? Derrière leurs masques de Saint-Just, Danton, Desmoulins, Mirabeau ou Tallien, les convives ravivent quelques rancœurs passées et s’adonnent à leurs envies pressantes de vengeance contre celui qui est la tête de Turc du diner : Bitos. Mais ce dernier n’a malheureusement pas pris comme tête d’époque celle de la victime expiatoire, Louis XVI, mais celle de Maximilien de Robespierre dit l’Incorruptible. Dire que des députés Insoumis comme Antoine Lémaument revendiquent sans vergogne l’héritage de ce dernier qu’ils considèrent républicain, alors qu’il n’est qu’un meurtrier !

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Le spectateur est donc transporté à une époque où garder sa tête pouvait relever de l’exception au regard de la cadence infernale avec laquelle le rasoir national fonctionnait. Les répliques fusent, les formules respirent un cynisme jubilatoire, on rit – mais on rit jaune – devant le télescopage de ces deux époques sombres de notre histoire où la dénonciation de son voisin devient un sport national.

L’Incorruptible voulait une République vertueuse, il a instauré une République tueuse

Pour mieux souligner le rapprochement entre l’épuration et la Terreur – ce qui fit tant scandale à l’époque – Anouilh joue sur le mélange entre fiction et réalité. Au fil de sa pièce, les masques deviennent les têtes et le magistrat Bitos se transforme en l’avocat d’Arras. L’auteur insiste sur leur similitude qui dépasse leur fonction sociale pour embrasser celle de leur caractère. Bitos comme Robespierre est aussi raide qu’une pique, aussi tranchant qu’une lame. Mais surtout, il partage avec l’Incorruptible le fantasme d’une vertu virginale et un dégoût immodéré pour le peuple qu’il se targue de défendre alors qu’il ne fait que le mépriser. « Je n’aime personne, même pas le peuple, il pue… » assène-t-il. Autre sortie haineuse : « Je vous ferai passer le goût de vivre et d’être des hommes, je vous ferai propre, moi ! ». Anouilh rend cette évocation de la propreté récurrente dans la bouche de Bitos, alias Robespierre. Et ce n’est pas anodin. Il faut très certainement y voir la référence à la guillotine qui fut jugée à l’époque comme une invention humaniste. C’est que la grande Veuve tuait mécaniquement, anonymement, rapidement – en « un clin d’œil » comme on disait à l’époque – et surtout, proprement. Le bourreau n’avait plus qu’à actionner le couperet. Exit la hache, l’épuisement physique d’un homme, sa souffrance morale. Plus de marre de sang, place nette. « Je vous ferai propre moi ! », dans ce cri fiévreux, résonne tout le projet révolutionnaire de créer un homme nouveau qui jaillirait de la cuisse de la Terreur révolutionnaire. Pour les agités du hachoir, c’est par et grâce à la guillotine que le peuple peut et doit se régénérer pour former une république vertueuse. Dans son Rapport sur les principes de morale politique, Robespierre légitimait la Terreur comme n’étant pas « autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible (…) une émanation de la vertu ».

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Dès la publication de la pièce en 1956, Anouilh rouvre donc, avec un temps d’avance, le livre noir de la Révolution française, dévoilant l’idéologie meurtrière de la Terreur et le fanatisme de ses acteurs, comme le feront, quelques années plus tard, François Furet, Mona Ozouf, Stéphane Courtois ou encore Patrice Gueniffey.

Un spectacle ramené à 1h20

Si on ne peut que saluer la mise en scène enlevée et le jeu des acteurs qui font résonner toute l’actualité de la pièce d’Anouilh, il est difficile de ne pas regretter les coupures du metteur en scène. Certaines scènes manquent cruellement. Notamment celle où Robespierre et Saint-Just, rédigent la loi du 22 Prairial (10 juin 1794). Avec cette loi, les « suspects » à interroger deviennent des « ennemis du peuple » à exterminer et l’arbitraire est poussé jusqu’à son paroxysme – puisqu’elle supprime l’audition des témoins, abrège les plaidoiries et réduit les procès à des comparutions devant les juges du tribunal révolutionnaire où la seule alternative est la vie ou la guillotine.

Cette loi inaugure la Grande Terreur robespierriste pendant laquelle les « guillotinades » fonctionnent à plein régime à tel point qu’on pouvait entendre dire « Y a-t-il guillotine aujourd’hui ? – Oui, lui répliqua un franc patriote, car il y a toujours trahison. »[1] Est-ce par crainte de faire trop long, ou par peur de trop appuyer la critique contre-révolutionnaire de Jean Anouilh que Thierry Harcourt a fait tomber le couperet sur ces scènes ? Quoi qu’il en soit, le spectateur repart de la salle plus en frissonnant qu’en riant.

Avec Maxime d’Aboville, Adel Djemai, Francis Lombrail, Adrien Melin, Etienne Ménard, Adina Cartianu, Clara Huet et Sybille Montagne. Mise en scène Thierry Harcourt.  78 bis boulevard des Batignolles 75017 Paris.


[1] Dictionnaire critique de la Révolution française (1992), François Furet, Mona Ozouf.

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