Smartphone au collège : "On passe notre temps à régler des histoires qui se passent hors les murs"
L’addiction au smartphone est une pathologie qui touche autant les adultes que les adolescents, et tous les groupes sociaux, comme l’a laissé entendre la ministre de l’Éducation nationale en trouvant une image frappante pour évoquer son projet de « pause numérique » au collège : « Je me demande s’il ne faut pas que nous fassions comme en conseil des ministres, où nous déposons le téléphone à l’entrée », a lancé Nicole Belloubet.
Si l’indiscipline des ministres a pu être maîtrisée, la logistique risque d’être un peu plus lourde avec les ados, en considérant que la France compte près de 7.000 collèges accueillant 500 élèves en moyenne. Dès la rentrée 2018 et l’« interdiction de l’utilisation du téléphone portable dans les écoles primaires et les collèges » décrétée par le ministre Jean-Michel Blanquer, « la question des casiers avait été soulevée », rappelle Justine Atlan, déléguée générale d’e-enfance, l’association support du numéro d’urgence du cyber harcèlement (3810).
Actuellement, les collégiens (demi-pensionnaires) ont accès à des casiers peu sécurisés. En cas de nouveaux équipements « les Conseils départementaux risquent d’être sollicités », anticipe Justine Atlan. En sachant que les Départements ont déjà cassé leur tirelire pour doter leurs collégiens de… tablettes numériques.
Des objets très chers…Rudy Cara, qui dirige un collège rural en Haute-Saône, se voit mal intégrer à son planning la tâche de « ranger 330 téléphones tous les matins et les rendre le soir ». Il voit en revanche tout à fait les « problèmes légaux » que cela poserait : « Si le gamin a un smartphone à 1.000 euros et qu’il y a un souci quand on lui rend, c’est le début des ennuis… ».
Ce principal sceptique n’en fut pas moins un précurseur. Il a fait éteindre les téléphones dans le collège de 200 élèves qu’il dirigeait en 2017, un an avant la circulaire du ministre Blanquer.
Dans les faits, l’« interdiction d’utilisation » reste difficile à faire respecter partout. « Même en classe, des élèves transgressent l’interdiction et parviennent à envoyer discrètement des messages », croit savoir la déléguée générale d’e-enfance. Et puis, « il y a les toilettes, les couloirs, les cours de récré. Il est difficile pour les adultes encadrants, peu nombreux, d’avoir des yeux partout, surtout dans les grands établissements », compatit Justine Atlan.
Sept ans après son initiative, qui s’intégrait dans un projet éducatif global, Rudy Cara constate qu’il a été débordé par l’accélération de l’« emprise des écrans » sur les enfants.
« On est face à des gamins qui sont livrés à eux-mêmes, qui n’ont parfois plus aucun cadre éducatif à la maison. Le téléphone devient le support de toutes les relations affectives. Et, au final, certains passent 6 à 7 heures par jour sur TikTok. »
En France, plus de 60 % des enfants qui rentrent en sixième ont un smartphone (proportion qui grimpe à 80 % dès la cinquième).
« On est sur une vague forte avec des enfants équipés et présents sur les réseaux sociaux de plus en plus jeunes », constate Justine Atlan. Avec des parents qui s’inquiètent dès que « leur enfant parcourt 20 mètres tout seul », soupire Rudy Cara, quand ils n’oublient pas « que leur enfant est à l’école et qu’ils ne sont pas censés échanger des messages avec lui », observe Justine Atlan.
Éduquer les parents, ça fait partie du job de Rudy Cara : « Il y a vingt ans, un parent me demandait si je pouvais faire quelque chose pour les difficultés en maths de son enfant. Aujourd’hui, on nous menace :”Il y a un problème sur les réseaux sociaux, c’est de votre faute”. Je suis obligé de rappeler aux parents que ce sont eux qui ont acheté le téléphone, qu’il est interdit dans l’établissement et que l’accès aux réseaux sociaux est soumis à autorisation parentale entre 13 et 15 ans ».
Comme l’ont montré les derniers faits divers dramatiques qui ont déclenché la proposition de Nicole Belloubet, les invectives entre ados et le « cyber harcèlement » débordent largement du temps scolaire.
Des embrouilles sans finL’embrouille sans fin est le propre de l’invective par écrans interposés. L’injonction faite aux éducateurs de mettre fin au cyber harcèlement les submerge comme le reconnaît Rudy Cara : « Depuis deux ou trois ans, on passe notre temps à régler des histoires qui se déroulent en dehors de l’établissement ».
Pour l’association e-enfant, la « pause numérique » de Nicole Belloubet peut avoir un effet, quand bien même elle ne réglera pas tout : « Sept ou huit heures par jour exemptes d’images, de messages et d’interactions digitales, ça peut redonner la main aux établissements et éviter que des situations dégénèrent, quand on sait qu’un contenu qui circule peut exploser en une demi-journée », positive Justine Atlan. En Franche-Comté, Rudy Cara n’a pas renoncé à garder la main : « Je rencontre les parents de CM2 et je leur explique les règles ». Plutôt qu’aux casiers et aux cadenas, il croit toujours à la « responsabilisation et à la confiance ». À condition de conserver des jauges à taille humaine, c’est-à-dire « des collèges de 200 élèves, où tout le monde se connaît ».Julien Rapegno