En balade parisienne avec Malice K, nouveau prodige de l’indie rock made in USA
Paris, mars 2024. Alex Konschuh fume une clope à la terrasse d’un café du XVIIIe arrondissement. Les plus informé·es connaissent peut-être déjà le personnage sous le sobriquet de Malice K, jeune prodige de l’indie rock made in USA. Avec son denim troué, ses bottes en fourrure et sa bouille de star, Alex a tout d’un échappé de la Fashion Week, qui bat alors son plein au cœur de la capitale. Une grande marque lui a payé un aller-retour New York-Paris pour lui et sa copine. Voyage en business class, hôtel de luxe et bouquet de fleurs à l’arrivée. C’est ce que font les griffes de luxe : s’entourer de musiciens cool, pour l’image.
Dans son cas, le talent est au diapason. Lui, relax, profite surtout du voyage pour visiter l’Europe. Une première. “Le ciel gris me rappelle l’État de Washington, d’où je viens”, s’émeut-il. On sera son guide touristique le temps d’une journée pluvieuse. Nouvelle signature de Jagjaguwar (Bon Iver, Angel Olsen, Unknown Mortal Orchestra, entre autres), Malice K a déjà sorti deux singles sur le beau label de la petite localité de Bloomington, Indiana : Radio et PHD.
Nous, on le suit depuis plus longtemps, tétanisés par deux maxis autoproduits sortis en 2020 (Harm or Heck) puis 2022 (Clean Up on Aisle Heaven). Les fulgurances de Kurt Cobain, la mélancolie droguée d’Elliott Smith, les coups de sang du punk. Cherry rappelle même le While My Guitar Gently Weeps de George Harrison et San Francisco Telephone, qui relate un épisode chaotique de sa vie sur lequel nous aurons le loisir de revenir, le Surfin’ Bird des Trashmen. Avec un tel pedigree, il semble tout naturel de faire un détour par le disquaire, après une visite éclair du Sacré-Cœur. Il a la démarche de ces kids qui semblent s’excuser de vivre et déambule un peu courbé, sa frange auburn lui tombant sur les yeux. À 28 ans, Alex Konschuh a déjà eu plusieurs vies tumultueuses.
Une enfance à Olympia
Chez Exodisc, rue du Mont-Cenis, il cherche du regard les disques d’Elliott Smith, même s’il les connaît tous par cœur, et finit par s’arrêter sur l’album One Foot in the Grave (1994) de Beck : “Il a été enregistré à Olympia, celui-là. Dans un studio pas loin de là où j’ai grandi”, nous précise-t-il. Pour votre gouverne, le studio en question est le Dub Narcotic du légendaire Calvin Johnson (membre de Beat Happening et fondateur de K Records). Eh oui, Alex Konschuh, bien qu’établi aujourd’hui à Brooklyn, a grandi à Olympia, l’une des capitales du grunge et du mouvement Riot grrrl. Ce qui fait de Malice K le dommage collatéral de la dernière déflagration rock de l’histoire.
Bredouilles, nous remontons la rue Caulaincourt pour aboutir chez Au Rêve, bistrot emblématique de Montmartre qui donna son nom à un album de Cassius et où le Tout-Paris littéraire s’est longtemps pressé au XXe siècle. Alex ne connaît pas Cassius mais apprécie l’endroit. Il observe, prend la mesure de l’espace, s’émerveille, puis se laisse absorber par on ne sait quel tourment. “Tout est si vieux ici, en Europe, remarque-t-il. La façon dont les bâtiments sont construits, avec ces balcons et ces motifs incrustés dans la structure. Je dirais que c’est un peu comme certains endroits de New York. Du moins, c’est ce qui s’en rapprocherait le plus. C’est juste qu’en Amérique, on est plutôt concentré sur le futur, en quête du prochain gros truc qui changera les choses. Je ne pense pas que les gens se sentent réellement concernés par le patrimoine architectural du pays.”
Avant de faire de la musique, Alex Konschuh faisait du dessin. C’est toujours le cas aujourd’hui. Son style évoque la paranoïa des œuvres de Ralph Steadman (célèbre sidekick du journaliste gonzo Hunter S. Thompson), la fébrilité du trait de Robert Crumb et les gribouillis de fanzine. Un jour, il tombe sur une vidéo du dénommé Nascar Aloe, un jeune punk de Los Angeles affilié au collectif Deathproof Inc., à la croisée de tous les styles musicaux les plus extrêmes, tant sur le plan du son que de l’image. Il décide qu’il sera musicien.
“Son style et sa musique m’ont ramené à tous ces trucs rock avec lesquels j’ai grandi, mais qui d’un point de vue formel s’exprimaient différemment, se souvient Alex. Il se passait un truc avec le public, une sorte de communion. Certains se portaient volontaires pour se faire tabasser, d’autres se faisaient dégager de la scène ou cracher dans la bouche. Il avait ces brûlures de clope sur ses bras tatoués. Ceci étant dit, c’est quelqu’un de passionné et un artiste sincère.”
Vétéran du macadam
La jeunesse américaine, dans sa façon de prendre des risques dans un pays qui ne connaît pas la sécurité sociale et de dédier son existence à l’embrasement de l’instant présent, a quelque chose de fascinant. C’est la conséquence positive de cet individualisme forcené, marque de fabrique de l’American way of life. Alex ne se définit pas comme étant américain, mais comme un artiste ; un musicien dont l’art reste ouvert à l’interprétation : “Je ne suis pas très politisé, reconnaît-il. Disons, pour être précis, que je ne sais pas vraiment comment les choses fonctionnent dans ce pays.”
La forte présence de Malice K nous rappelle cette phrase du philosophe transcendantaliste américain Ralph Waldo Emerson : “Nous vivons parmi les surfaces, le véritable art de vivre consiste à bien glisser dessus.” Il y a ainsi quelque chose de beat chez lui, un truc anachronique qui le pousse à critiquer le flux des réseaux sociaux – “Ce n’est pas une coïncidence si tout le monde se découvre une maladie mentale, étant donné que le monde tel qu’on le perçoit semble être une simulation de la schizophrénie” – et à dérouler toutes sortes de réflexions que sa conscience lui dicte sur la vie, l’art et la création.
Quand il parle, on a l’impression de lire ces vieilles interviews des icônes 90’s qu’on trouvait alors dans Les Inrocks : PJ Harvey, Cat Power, Will Oldham, qui avaient tous·tes une vision idiosyncrasique des choses, le genre qu’on n’apprend pas à l’école.
D’ailleurs, Alex n’y est pas allé, à l’école. Mais il est allé au skatepark. Des journées entières. Ce qui nous ramène à la citation de Ralph Waldo Emerson. Quand il sourit, il en porte encore les stigmates : une dent pétée qui lui donne un air de vétéran du macadam. Une vraie gueule cassée, à la Harmony Korine. Il se souvient de ce jour où le truck de la planche s’est coincé sur la barre de grind. Il a volé puis s’est explosé la tronche sur le bord de la rampe, fendant sa ratiche en deux, avant de voir une constellation de petits bouts d’émail dans une mare de sang, dessinant une toile de Jackson Pollock.
Il avait 12 ans : “Quand tu traînes avec des gens qui passent leur journée à prendre des risques, tu te sens plus à l’aise à l’idée de faire la même chose, même si tu peux te faire sérieusement mal. L’une des choses que j’ai apprises au skatepark, c’est que plus tu es lent et moins tu y crois et plus tu te fais mal quand tu te ramasses.”
Le soir, sa mère venait le chercher. Un jour, elle lui dit : “Il faut que tu écoutes ce truc, tu vas flipper.” C’était Seven Nation Army des White Stripes. “Avec mes parents et mon frère, on faisait des tours de bagnole branchés sur 107.7 The End, la meilleure radio rock de Seattle, en attendant que la chanson passe enfin. On a fini par aller chez le disquaire pour acheter l’album.” À la maison tournaient aussi les Ramones, Jane’s Addiction, Nirvana. Alex vient d’une famille modeste. Ses parents n’étaient pas majeurs quand ils l’ont eu. Des “teenage parents”, comme il dit. Sa mère est d’origine sud-américaine, mais personne ne parle vraiment espagnol chez lui. Il dit avoir appris deux ou trois rudiments de la langue pour les besoins d’une carte d’anniversaire envoyée à son grand-père, petit.
L’univers dans lequel il a grandi était plutôt blanc. Si Olympia est plutôt libérale, le papy lui a raconté une histoire sordide : “Dans le quartier, il y avait une famille mexicaine, la mienne, et une famille noire qui vivait en face. Un jour, mon grand-père se réveille sur les coups de 3 heures du matin, dérangé par des lumières qui perçaient à travers le rideau. Quand il a regardé par la fenêtre, il a vu une foule brandissant des croix en flammes rassemblée autour de la maison de la famille noire.” Comme en Alabama dans les années 1930, en somme. “Ma vie a été plus simple que celle des générations précédentes”, statue-t-il.
Sur la route et dans le désert
Il doit avoir 18 ans quand il fait ses bagages, quitte la maison et arrête tout simplement d’aller à l’école. Sans fric, il trouve d’abord refuge dans une sorte de communauté hippie tenue par un vieux nudiste de 70 balais souffrant d’une maladie dégénérative du cerveau. “Il se promenait toujours à poil”, se souvient Alex, qui a vu là l’opportunité de tracer sa route à lui dans un geste libertaire ultime. Il rencontre alors des types qui lui proposent de les suivre dans une autre planque de hippies, dans le désert du Nevada cette fois.
Retenu par rien et dans la grande tradition beat, il fonce. Puis il revient à Olympia voir sa mère, alors divorcée. Elle lui dit : “J’apprends que tu n’es plus allé à l’école depuis un mois, où étais-tu ?” Lui : “Ici et là, à Vegas.” Elle : “Tu es sans doute assez grand pour prendre des décisions et savoir ce que tu as à faire. Peut-être que tu devrais partir avec tes potes.” Sans rien d’autre que les fringues qu’il porte sur le dos, il emménage avec un pote, Andrew, dans un squat où il n’a aucun loyer à payer : “J’ai dû perdre 15 kilos en un mois. Je ne savais pas cuisiner, alors je bouffais le beurre de cacahuète de la banque alimentaire. J’étais dans un sale état et c’était sans doute une période douloureuse de ma vie, mais j’étais là où je devais être, sans personne pour me dire à quoi la vie devait ressembler.”
Quand les colocataires décident qu’ils ne veulent plus entendre parler d’Andrew, Alex et lui déguerpissent et prennent la route, direction la Californie. Munis de maigres économies, de leur EBT card (un programme de l’État fédéral garantissant aux faibles revenus le moyen d’acheter de la nourriture) et du roman Abattoir 5 de Kurt Vonnegut Jr., ils vont la jouer Sal Paradise et Dean Moriarty dans Sur la route, le roman de Kerouac. Tous les deux vivent dans des campements de fortune au milieu de la nature, voient le paysage défiler à bord des bagnoles suffisamment sympas pour les prendre en stop.
“Au début, on ne mangeait que des aliments organiques, on buvait de l’eau. Mais les choses se sont compliquées. On était crades, parce qu’on n’avait aucun vêtement de rechange. Nos chaussettes sont devenues du carton, et nos jeans étaient si dégueulasses de crasse qu’ils ont fini par garder la forme de la position assise. On avait des coups de soleil, des croûtes partout. À San Francisco, les choses auraient pu mal tourner. Il était temps de rentrer à Olympia. Je me souviens avoir passé ce coup de fil à ma mère depuis un centre d’hébergement pour SDF. Tu sais, on ne cherchait rien de spécial sur la route, on voulait juste vivre notre vie.”
On en revient à cette chanson évoquée au début du papier, San Francisco Telephone : “Call my mama from a San Francisco telephone/I told her I ain’t never never never never comin home/I’m livin on the highway, I’m a wild wild kid.”
Chez Au Rêve, à Paris, on commande une nouvelle pinte. Malice K a ce petit rictus très touchant quand il cherche ses mots en repensant au passé pas si lointain, mais qui semble être à des années-lumière du moment présent. On lui demande comment il voit son avenir, maintenant qu’il a mis les pieds dans le business de la musique et qu’il vit à Brooklyn :
“Ça me rappelle le jour où on m’a dit que j’allais devenir le nouveau roi de New York. Je m’étais demandé à partir de quel moment on sait qu’on est le roi de quelque chose. Je vais me réveiller un jour et être le roi de la ville ? New York, c’est un monde entier, avec des clubs de jazz, de reggaeton, tellement de choses différentes. Tu sais, il y a cette fresque représentant Biggie Smalls à Bed-Stuy. Il porte une couronne et c’est écrit ‘King of New York’. Mais moi, je viens d’Olympia, Washington.”