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Un balcon sur la Loire

Avec Julien Gracq, un esprit libre, Marianne Bourgeois nous donne envie de relire Julien Gracq. « C’est l’être le plus original, le plus inconvenant, le plus anarchiste que j’aie connu et il menait une vie de petit bourgeois. Il m’a appris à faire la différence entre les faux rebelles et les vrais », a dit de lui son ami Régis Debray.


Disons-le d’emblée, la personnalité de Julien Gracq m’a toujours laissé de marbre. Peut-être parce que j’ai subi l’influence de Philippe Sollers qui n’aimait pas beaucoup la posture de l’écrivain retiré dans la maison familiale de Saint-Florent-le-Vieil (49), sur la Loire, face à l’île Batailleuse et ses peupliers frondeurs. Posture, oui. Sollers le trouvait trop compassé, calculateur. Il avait refusé le Goncourt, affirmait-il, pour Le Rivage des Syrtes (1951), dans l’unique but d’être le seul à l’avoir refusé. Mais il avait accepté d’entrer de son vivant dans la Pléiade. Gracq appréciait Wagner, et pas Mozart. Il détestait le XVIIIe siècle, et Sade l’ennuyait. Que de points de crispation pour Sollers ! Un autre, plus méconnu celui-là. Dominique Rolin, son grand amour, avait été courtisée par l’auteur d’Un beau ténébreux, ce qui avait irrité celui de Portrait du Joueur. Et puis ce pèlerinage qui consistait, pour les jeunes écrivains et les journalistes, à rendre visite à l’ermite de Saint-Florent, pour y recevoir ses confidences sur la littérature, lors d’une promenade à pied ou dans sa vieille 4L, faisait rire Sollers.

Marianne Bourgeois donne envie de relire Gracq

Bref, Gracq, c’était l’eau stagnante symbolisée par une carrière de professeur d’histoire et de géographie, commencée en 1947 au lycée Claude-Bernard à Paris, et achevée en 1970. Pour nuancer cette introduction peu amène, il convient de citer Jean-René Huguenin qui, après une visite à Gracq, note dans son Journal « J’aime sa douceur timide, son effacement, sa mystérieuse douceur. Il a beau rester objectif, égal, appliqué, presque universitaire, il a un charme – c’est-à-dire une présence (comme lorsqu’on sent dans une pièce où l’on est seul une présence derrière soi) bref, un secret. Une vie tranquille, trop tranquille ; pas de femme… Je crois que son secret est simple : il est resté un enfant, c’est un enfant qui se cache. » Rectifions : on lui connaît au moins une femme : Nora Mitrani, romancière surréaliste, d’origine bulgare. Gracq fut durement éprouvé par sa mort en 1961.

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Alors pourquoi suis-je en train d’écrire sur Julien Gracq (1910-2007), nom de plume de Louis Poirier, presque toujours vêtu d’un costume gris, d’une chemise blanche impeccable, cravaté, et coiffé comme un notaire de province ? Parce que j’ai lu l’essai de Marianne Bourgeois, Julien Gracq, un homme libre, paru aux Éditions Les Marnes vertes – un titre gracquien – qui m’a emballé et m’a donné envie de me replonger dans son œuvre, en particulier Au château d’Argol, roman que j’avais découvert lorsque j’étais en internat. Marianne Bourgeois, agrégée de lettres et médecin, sait habilement analyser les écrits de Gracq tout en y mêlant de nombreux fragments biographiques. Elle a le bon goût de commencer par son premier roman publié : Au château d’Argol. Je me souviens encore de cette phrase bataillienne qui ouvre sur un univers où Eros a rendez-vous avec Thanatos : « Ils se dévêtirent parmi les tombes ». Marianne Bourgeois rappelle que cette phrase enchantait Pieyre de Mandiargues, ami fidèle de Gracq. On découvre les ingrédients de l’écrivain, saupoudrés d’un romantisme germanique fougueux. Il y a la mort, la femme mystérieuse et fatale, le paysage maritime, le vent qui dérègle, la présence d’un cimetière, donc, la violence des sentiments, les forces de la nature mêlées à celles de l’inconscient miné par une obscure activité onirique, le sadisme enfin. S’ajoute à cela le traditionnel triangle amoureux ; ici deux hommes, Albert et Herminien, et une femme, Heine. L’essayiste résume, dans un style efficace, l’intrigue : « Au château d’Argol (1938) se réclamait résolument du surréalisme : le mythe du Graal, les forêts bretonnes et leur mystère, l’importance des rêves, l’irruption de l’inconscient et de l’amour fou, tout cela était pour plaire à Breton en même temps que la beauté du verbe. » Elle revient longuement sur l’amitié entre le pape du surréalisme et Gracq auquel ce dernier consacra un essai en 1948. Marianne Bourgeois rappelle également les nombreuses influences de Gracq, grand lecteur, à commencer par celles de Jules Verne et Balzac. Elle signale qu’il fut inscrit au parti communiste de son lycée de Quimper, et qu’il fut secrétaire du syndicat CGT. Mais rapidement, il prôna le désengagement, se tenant même à l’écart du mouvement surréaliste. Prisonnier durant la « drôle de guerre », dont certaines scènes servirent de toile de fond à ses deux romans les plus célèbres, Le rivage des Syrtes (1951) et Un balcon en forêt (1958). Il traversa la guerre dans l’attente de son dénouement. L’attente, thème central de ce roman poétique, au cadre imaginaire et sans date, qui avait mérité le Goncourt. L’amertume de Gracq trouve, semble-t-il, son origine dans l’éreintement que subit sa pièce en quatre actes sur la légende du Graal, Le Roi pêcheur (1948).

Un grand tourmenté

Les critiques furent mordantes pour ne pas dire injustes. Gracq se vengea en publiant La Littérature à l’estomac (1950), un pamphlet revigorant dont voici un court extrait : « La littérature est depuis quelques années victime d’une formidable manœuvre d’intimidation de la part du non-littéraire, et du non-littéraire le plus agressif ». Marianne Bourgeois pense qu’il lui sembla impossible d’accepter le prix Goncourt qui lui fut décerné en 1951.

L’écrivain avait beaucoup d’affection pour sa sœur, de neuf ans son aînée ; il rendit hommage à ses parents, un couple de commerçants, dans Lettrines 2. C’était en 1974. Il n’écrivait plus de romans, seulement des fragments de souvenirs. Le professeur de géographie restait fasciné par les « terrains argileux, sableux, granitiques, balsamiques », les fameuses marnes vertes, nous apprend encore Marianne Bourgeois. Peut-être l’étude de ces roches millénaires apaisait-elle ce grand tourmenté qui ne croyait pas en dieu.

Marianne Bourgeois, Julien Gracq, un esprit libre, Éditions Les Marnes Vertes. 152 pages.

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