Face au risque de chaos financier, Christine Lagarde et la BCE peuvent-elles sauver la France ?
C’est fou ce qu’un simple coup de fil peut changer le cours d’une vie. Ce 15 août 2007, Christine Lagarde s’est échappée loin de Paris. Loin de la lessiveuse de Bercy, ce ministère de l’Economie dont elle a pris la tête il y a deux mois à peine, propulsée par Nicolas Sarkozy nouvellement élu. Elle s’est réfugiée à quelques kilomètres de Marseille, chez elle, dans sa maison de famille où, avec ses frères, elle trie les affaires de sa mère décédée en juin. Le président de République, lui, est en congé aux Etats-Unis, à Wolfeboro, élégante petite bourgade du New Hampshire où il épuise une nuée de journalistes lors de ses joggings quotidiens au bord du lac Winnipesaukee. La sonnerie stridente du téléphone fait taire les cigales. "Tu dois rentrer à Paris en urgence et organiser une conférence de presse. Il faut montrer que tout est sous contrôle", ordonne Sarkozy. Quelques jours plus tôt, la banque BNP Paribas a gelé les retraits d’argent des clients dans trois de ses fonds d’investissement. Un signal d’alarme pour la communauté financière qui redoute une crise bancaire. Un mois plus tard, la société de crédit britannique Northern Rock fera faillite. Premier craquement d’un tremblement de terre qui culminera, un an plus tard, le 15 septembre 2008 par la faillite de la banque américaine Lehman Brothers.
Combien de fois, en dix-sept ans, Christine Lagarde aura-t-elle promis que "tout est sous contrôle" ? Combien de fois aura-t-elle dû participer à des plans de sauvetage ? Combien de fois aura-t-elle dû éteindre des incendies ? La crise financière de 2008 est partie des Etats-Unis mais elle va ravager l’Europe dans les années qui suivent. En 2010, la Grèce est en quasi-faillite. Avec l’Allemagne et les institutions européennes, il faut sauver Athènes. Les casquettes changent mais, au fond, le job reste le même. Nommée en 2011 à la direction générale du FMI, elle est encore au chevet de l’Europe. Ce n’est plus seulement la Grèce qui est en feu, mais aussi l’Irlande, l’Espagne, l’Italie, le Portugal, Chypre. Lagarde travaille avec Mario Draghi qui a remplacé Jean-Claude Trichet à la tête de la BCE, à préserver l’intégrité de la zone euro. Il faut inventer de nouveaux mécanismes, imposer des plans de redressement des finances publiques à ces "pays du Club Med" qui ont si bien vécu à l’ombre du parasol de la zone euro.
Comme une sorte de malédiction, trois mois seulement après son arrivée à la présidence de la Banque centrale européenne, le 20 octobre 2019, le Covid et la mise sous cloche de l’économie européenne vont forcer une nouvelle fois Christine Lagarde à jouer les pompiers de service. Les Etats européens, qui ont mis sous perfusion l’économie, ont besoin de beaucoup d’argent. Alors la BCE invente les taux d’intérêt à zéro - l’argent gratuit - et rachète sur le marché secondaire des tombereaux de titres de dettes publiques émis par des Etats assoiffés.
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Le scénario noir de Lagarde
Depuis le 9 juin 2024 et la dissolution de l’Assemblée nationale en France, Christine Lagarde s’est volatilisée. Invisible. Muette. Plus aucune intervention publique. Sa participation aux Rencontres économiques d’Aix-en-Provence, où la présidente de la BCE se rend chaque année, a été annulée. Silence monacal. L’attitude parfaite pour un banquier central dont le moindre geste est analysé, décortiqué ; l’utilisation de tel adjectif plutôt qu’un autre, extrapolé. Un faux pas et c’est la panique, la chute des cours de Bourse, l’envolée des taux d’intérêt sur les marchés financiers. Des milliards d’euros ou de dollars partis en fumée en quelques heures. Et puis d’autres, en Europe, soufflent suffisamment sur les braises. Comme Christian Lindner, le ministre allemand des Finances qui, la veille du premier tour des législatives en France, a déclaré "qu’une tragédie budgétaire menaçait les Françaises et les Français", espérant aussi qu’en pareil cas, la Banque centrale européenne n’ait pas besoin d’intervenir pour soutenir le pays.
Cette tragédie, c’est le scénario noir que Christine Lagarde redoute. Une France ingouvernable, livrée aux magiciens de l’irréalisme budgétaire. Des taux d’intérêt qui grimpent, des déficits qui explosent, une direction du Trésor qui a de plus en plus de mal à lever de l’argent sur les marchés financiers, des agences de notation qui sanctionnent l’Hexagone, une croissance qui cale, des banques sous pression, des capitaux qui fuient, un euro qui tangue… Et en bout de course, une inflation qui se renforce alors que la dépréciation de la monnaie renchérit le prix de tous les produits importés.
La BCE et sa présidente peuvent-elles laisser tomber la France, deuxième économie de la zone ? A Francfort, Christine Lagarde n’est plus française, elle est européenne. Elle sait très bien qu’une crise de la dette en France menace tout l’édifice européen. Ses premiers gestes vont être scrutés à la loupe. "Elle avance sur une ligne de crête très périlleuse. Ses prises de position seront entachées du soupçon de favoritisme", souffle un ancien de la BCE. En 2022, Christine Lagarde aurait, par trois fois, refusé le poste de Premier ministre qu’Emmanuel Macron lui proposait après le départ de Jean Castex. Elle le répète à ses proches : son mandat court jusqu’en 2027. Et puis la politique, pour elle, c’est fini. Christine Lagarde n’en veut plus de la "pol", alors la "pol" est venue à elle.
Il y a comme une forme d’ironie dans la période actuelle. Alors que les partis les plus eurosceptiques sont aux portes du pouvoir en France, l’Europe, l’euro et la BCE sont autant de boucliers potentiels, essentiels, pour éviter le pire. Depuis trois semaines, les calculettes chauffent afin d’évaluer le coût des programmes économiques du Rassemblement national et du Nouveau Front populaire. Si, au fil des jours, le RN a effacé de son programme les mesures les plus dispendieuses, comme le retour de la retraite à 60 ans pour tous, la facture est tout de même salée : près de 40 milliards d’euros. Dont 11,3 milliards d’euros par an concernant la baisse de la TVA à 5,5 % pour les produits énergétiques – une mesure socialement injuste. Et 27,4 milliards d’euros d’ici à 2027 pour l’indexation des pensions de retraite sur l’inflation, d’après les estimations de l’Institut Montaigne.
Au Nouveau Front populaire, la note est colossale. Au bas mot, près de 125 milliards d’euros de nouvelles dépenses publiques supplémentaires. Dans les deux cas, une dérive des comptes publics qui nous éloigne dramatiquement de l’épure européenne. Une situation d’autant plus inquiétante que ces largesses assombrissent un tableau budgétaire déjà très noir : un déficit public à 5,5 % du PIB à la fin 2023, une dette à plus de 111 % du PIB. Le 19 juin, la Commission européenne a placé la France – avec six autres membres de la zone euro – en procédure de déficit excessif. Pour respecter ses engagements européens, et ramener à moyen terme le déficit vers les 3 % du PIB, Paris devra consentir à un effort budgétaire historique de près d’un point de PIB chaque année pendant quatre ans… soit 100 milliards d’euros d’économies cumulées, d’après les calculs de l’institut Bruegel. Inimaginable pour le RN et le Nouveau Front populaire, qui ont déjà annoncé la couleur : ils ne respecteront pas le nouveau cadre budgétaire que la France a signé avec ses partenaires européens à Bruxelles l’an passé.
Alors, forcément, les grands fonds d’investissement, les fonds de pension étrangers, les assureurs-vie, bref, la planète finance qui fait vivre la France à crédit depuis des décennies, commence à tiquer. Un signe de cette fébrilité : l’écart entre les taux d’intérêt français et allemands - le "spread" en langage de financier - s’est creusé depuis la dissolution. Très concrètement, cela veut dire que ceux qui prêtent à l’Etat français exigent désormais un rendement supérieur pour tenir compte du risque. En trois semaines, ce "spread" a quasiment doublé, passant de 0,45 point avant la dissolution à près de 0,80 point aujourd’hui, son plus haut niveau depuis 2017 et l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche. En 2012, en plein cœur de la crise des dettes de la zone euro, il était près de deux fois plus élevé qu’aujourd’hui.
Pas encore le sauve-qui-peut, donc. Juste l’ambiance pesante d’une veillée d’armes. Le 20 juin, l’Agence France Trésor, l’organisme chargé de la gestion de la dette de l’Etat, n’a eu aucun mal à placer plus de 10 milliards d’obligations publiques : la demande des investisseurs a été plus de deux fois supérieure aux montants finalement émis. Mais une nouvelle adjudication est prévue le 4 juillet, pile entre les deux tours. Surtout, la France a prévu d’émettre 285 milliards d’euros de titres de dette publique sur l’ensemble de l’année 2024 – du jamais-vu –, le plus gros programme d’émission de tous les pays de la zone euro.
Certains se rassurent – ou nagent dans le déni – comme ils peuvent. "Les risques de crise de la dette sont limités, car l’euro nous protège", claironne le banquier d’affaire Matthieu Pigasse. Certes, il y a deux ans, au Royaume-Uni, quand Liz Truss a présenté à l’automne un budget basé sur des baisses d’impôts fantaisistes, les marchés se sont affolés, les taux d’intérêt britanniques ont explosé… et Liz Truss a plié bagage après quarante-quatre jours seulement à Downing Street. Oui, mais nous, nous avons la BCE qui permet de diluer le risque, veulent croire les plus optimistes. Et puis, la France n’est pas la Grèce, ni le Portugal, rajoutent les plus condescendants. Reprenant à leur compte la phrase de l’ancien président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, qui justifiait en 2016 la mansuétude bruxelloise après les nombreux dérapages budgétaires tricolores : "Parce que c’est la France"…
"La clémence des marchés financiers, la France l’a déjà consommée", rétorque cet ancien de la BCE. "Le système politique français sous-estime totalement le risque financier et l’agacement de nos partenaires européens", ajoute Shahin Vallée, directeur du programme de géo-économie au German Council on Foreign Relations. Dans les banques et les fonds d’investissement, on échafaude déjà des scénarios. A partir de quel niveau de "spread" la BCE va-t-elle sortir de sa réserve ? "On estime qu’à partir d’un écart de 1,2 point entre les taux français et les taux allemands, la Banque centrale pourrait agir. Encore faut-il qu’il y ait des signes de contagion de ce stress financier à d’autres pays européens", pronostique Maxime Darmet, économiste senior chez Allianz Trade.
Si les choses tournent mal, que peuvent faire alors Christine Lagarde et son conseil de gouverneurs ? D’abord communiquer. Le 26 juillet 2012, quand Mario Draghi, lance son désormais célèbre "Whatever it takes", il fait passer le message que la BCE dépensera sans compter pour sauver l’euro. Aussitôt, l’Italien calme les ardeurs spéculatives des financiers. Inutile de continuer à attaquer l’Europe puisque la BCE, qui a une puissance de feu illimitée, n’abandonnera jamais… Peu importe d’ailleurs que cela soit vrai ou non, il suffit que les marchés financiers y croient. Si cela ne suffit pas, la BCE sait faire preuve d’une créativité indéniable. Elle l’a montré à de nombreuses reprises au cours des dix dernières années. SMP, OMT, PEPP… Ces programmes aux acronymes barbares ont abouti, peu ou prou, à la même chose : racheter sur le marché secondaire des titres de dette publique. En juillet 2022, Christine Lagarde a même créé l’arme ultime, le TPI, "Transmission Protection Instrument". Initialement concocté pour l’Italie, ce programme d’achats illimités d’obligations d’Etat a pour but de venir au secours de pays dont les coûts d’emprunt grimperaient en flèche. Enfin, dans la panoplie d’instruments créés au moment de la crise des dettes souveraines en 2012, on peut aussi rajouter le MES, mécanisme européen de stabilité, sorte de FMI européen. Une institution financière indépendante, basée au Luxembourg, qui peut elle aussi racheter des titres de dettes mais également financer directement les Etats européens en difficulté via des prêts. Le montant de ce pare-feu atteindrait 700 milliards d’euros !
Une mise sous tutelle qui ne dit pas son nom
Magique ? Sur le papier, peut-être. Sauf qu’en réalité, rien n’est gratuit. Le fameux TPI ne peut pas être actionné quand un pays a été placé en procédure de déficit excessif, à moins qu’il s’engage sur un strict programme de rétablissement de ses finances publiques. De même, pas question pour le MES de lâcher les cordons de sa bourse sans engagement de sérieux budgétaire. Une forme de mise sous tutelle qui ne dit pas son nom. La France est sortie fragilisée des élections européennes, son influence à Bruxelles et au Parlement européen est érodée et sa position de passager clandestin commence sérieusement à agacer bon nombre de petits pays. "Surtout, le centre de gravité de l’Union s’est déplacé vers l’Est, et la France est en train de perdre le statut particulier qui lui permettait de s’affranchir des règles communes", s’alarme Antoine Levy, professeur à l’université américaine de Berkeley (Californie).
Le 20 septembre prochain, Paris devra présenter à la Commission son programme pluriannuel de finances publiques pour les sept prochaines années. Que se passera-t-il si le gouvernement français refuse d’envoyer cette feuille de route à Bruxelles ? Et si, en parallèle, il retoque les accords de libre-échange signés par l’Union européenne, décide de rogner sur sa contribution au budget de l’UE et s’assoit sur l’état de droit européen ? Des contentieux avec la Commission européenne si nombreux qu’ils pourraient se finir devant la Cour européenne de justice. "Le vrai risque, c’est de voir la France mise au ban, traitée comme la Hongrie de Viktor Orban", s’inquiète Sébastien Maillard, politiste à l’Institut Jacques-Delors. A moins que, très rapidement, une réalité crue s’impose à tous : nous sommes toujours dans la main de celui qui nous prête.