David Daoud : "Une guerre contre le Hezbollah serait la plus destructrice de l’histoire d’Israël et du Liban"
Depuis quelques semaines, les mises en garde se multiplient. "Dans un scénario de guerre totale, le Hezbollah serait détruit et le Liban durement touché", a récemment menacé le ministre des Affaires étrangères israélien. Lloyd Austin, secrétaire américain à la Défense, craint quant à lui qu’un conflit "entre Israël et le Hezbollah pourrait facilement devenir une guerre régionale, avec des conséquences désastreuses pour le Moyen-Orient".
Malgré ces avertissements, les tensions à la frontière qui sépare le Liban d’Israël ne cessent de croître, éloignant un peu plus chaque jour toute perspective de pacification. Pour David Daoud, chercheur au think tank américain Foundation for Defense of Democracy, l’heure n’est pas à l’optimisme. Bien que cette guerre serait "probablement la plus destructrice de l’histoire d’Israël", il n’en reste pas moins qu’elle est "inévitable" : "je ne vois pas d’issue à ce conflit, dans la mesure où aucune des propositions de cessez-le-feu présentées actuellement, que ce soit par les États-Unis ou la France, ne s’attaque au problème de fond : l’inimitié insatiable du Hezbollah à l’égard d’Israël". Entretien.
L’Express : Depuis quelques semaines, il semble y avoir une montée des tensions à la frontière entre Israël et le Liban. Comment en sommes-nous arrivés là ?
David Daoud : Les premières tensions sont apparues au lendemain du 7 octobre, au moment des attaques du Hezbollah contre Israël. Elles sont passées un peu inaperçues, car toute l’attention médiatique s’est portée sur celles du Hamas. Mais ce qui est clair, c’est que très rapidement, le Hezbollah a soutenu la résistance du Hamas à Gaza, dans le cadre de "l’axe de résistance", un réseau d’organisations menées par l’Iran.
Dans un premier temps, le Hezbollah est entré dans le conflit sur la pointe des pieds, avant de progressivement intensifier son engagement, poussé par ce qui se passait à Gaza. Il est également probable que le Hezbollah veuille profiter des tensions montantes entre Israël et son principal partenaire, les Etats-Unis. Ils savent pertinemment qu’Israël est dépendant du soutien américain, tant sur le plan diplomatique que militaire, et ils voient bien que dernièrement, les Etats-Unis exercent des pressions sur l’Etat hébreu. Ils interprètent ces tensions comme un moyen de limiter la liberté d’action d’Israël.
Enfin, le fait que l’administration Biden ait exprimé sa volonté de ne pas voir s’ouvrir un second front encourage certainement le Hezbollah à accroître ses actions sans craindre que les Israéliens enclenchent un conflit généralisé. Pour toutes ces raisons, le Hezbollah a été poussé à accentuer, par étapes, ses attaques, ce qui nous amène au point où nous sommes aujourd’hui…
Pourquoi le Hezbollah soutient-il le Hamas, pourtant sunnite ?
Pour le Hezbollah comme pour le Hamas, l’hostilité à l’égard d’Israël s’explique par un antisémitisme virulent.
Pour le Hezbollah, la volonté de détruire Israël est un élément central de leur corpus idéologique. Cela signifie qu’ils sont prêts à s’allier avec tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, partagent cet objectif.
A cet égard, le Hamas, en tant qu’organisation palestinienne cherchant à libérer la Palestine "du fleuve à la mer", est un allié évident. Pour le Hezbollah comme pour le Hamas, l’hostilité à l’égard d’Israël s’explique par un antisémitisme virulent. Il leur est tout à fait insupportable de voir le peuple juif construire un Etat sur ce qu’ils considèrent être des terres islamiques sacrées, volées aux Arabes… C’est pour eux une double offense.
Les relations entre les deux organisations remontent au début des années 1990, et depuis elles se sont largement développées. Il y a eu, il est vrai, quelques tensions au moment de la guerre civile en Syrie, parce que le Hezbollah s’était rangé du côté du régime de Bachar el-Assad, et le Hamas, en tant qu’organisation sunnite, lui était opposé. Mais ces tensions ont été exagérées et le lien entre les deux organisations n’a jamais été rompu.
Ce qui est sûr, c’est que ce qui les sépare est moins puissant que ce qui les unit : la détestation d’Israël et leur volonté de voir cet Etat disparaître. Elles appartiennent toutes deux à un "axe de la résistance", qui est une alliance, dirigée par l’Iran, de diverses forces, milices, pays, qui n’ont pas nécessairement un alignement idéologique complet, mais se rejoignent sur certains objectifs généraux. Parmi ces objectifs, on retrouve la destruction d’Israël, mais aussi l’élimination de l’influence occidentale dans la région. Ils sont mus par la certitude qu’il existe un choc des civilisations contre l’Occident, incarné principalement par les États-Unis.
En réalité, ces deux objectifs sont liés parce qu’Israël apparaît comme la tête de ponte de l’Occident dans la région, un vassal des Américains. Le Hezbollah a par exemple souvent qualifié Israël de "base militaire avancée des États-Unis".
Quel rôle joue le Hezbollah au Liban ?
La plupart des gens perçoivent le Hezbollah principalement comme une organisation terroriste, avec toute la symbolique, les images qui entourent ce terme de terrorisme, et ils n’ont pas tort ! Mais on ne comprend pas le Hezbollah si on le réduit à cela. L’organisation fait partie intégrante du tissu politique et social du Liban, et c’est de sa légitimité publique qu’il tire son pouvoir.
Ils ont habilement renforcé cette légitimité en construisant des écoles, des orphelinats, des programmes sociaux, ou encore en créant des émissions de télévision, des journaux… Ils souhaitent développer au Liban ce qu’ils appellent la "nation du Hezbollah". Lors des dernières élections législatives, ils ont obtenu 356 000 voix, soit le plus grand nombre de voix de tous les partis. Politiquement, il est impossible d’ignorer l’importance du Hezbollah au Liban.
Surtout que le Liban est un pays où la prise de décision se fait par consensus entre les 18 religions reconnues, dont les principales sont les sunnites, chiites, orthodoxes, et maronites. Du vote du budget au ramassage des ordures, chaque décision politique doit être le fruit d’un consensus. On comprend donc pourquoi il est impossible de contourner le Hezbollah, compte tenu de l’importance de son poids politique et de la réalité de son soutien populaire.
Le chef des affaires humanitaires de l’ONU, Martin Griffiths, a prévenu le 26 juin qu’une extension au Liban de la guerre livrée par Israël contre le Hamas serait "potentiellement apocalyptique". Qu’en pensez-vous ?
Une guerre contre le Hezbollah serait probablement la guerre la plus destructrice de l’histoire d’Israël. Même chose pour le Liban, qui a pourtant traversé une guerre civile longue de quinze ans.
Il n’y a rien qu’Israël puisse faire pour satisfaire le Hezbollah, si ce n’est de disparaître.
Je ne vois pas d’issue à ce conflit, dans la mesure où aucune des propositions de cessez-le-feu présentées actuellement, que ce soit par les États-Unis ou la France, ne s’attaque au problème de fond : l’inimitié insatiable du Hezbollah à l’égard d’Israël. Il est illusoire d’imaginer régler ce problème en concédant des bouts de territoire au Liban, ou en réglant la question de la frontière… Il n’y a rien qu’Israël puisse faire pour satisfaire le Hezbollah, si ce n’est de disparaître. Vous pensez bien que cette solution est évidemment inaudible pour l’Etat hébreu.
Il y a toujours la possibilité qu’Israël accepte un accord de cessez-le-feu qui lui soit défavorable, mais cela ne signifierait pas la fin des tensions sur le long terme. Au contraire, le Hezbollah en profiterait pour continuer à s’armer, améliorer son arsenal existant, et choisir le moment opportun pour lancer une attaque majeure. Cette guerre à venir est non seulement inévitable, mais plus son déclenchement recule dans le temps, plus elle risque d’être destructive. Ironiquement, on en vient presque à espérer qu’elle se déclenche le plus tôt possible, tant les alternatives pacifiques ne permettraient pas de répondre au cœur du problème.
Pourquoi le Hezbollah est-il un adversaire plus redoutable que le Hamas pour Israël ?
Le Hezbollah est, d’une certaine manière, une version plus puissante du Hamas. Il y a des similitudes entre les deux organisations. Par exemple, en raison de leurs ressources limitées, elles utilisent toutes deux la méthode de guérilla hybride afin de neutraliser autant que possible l’avantage conventionnel des Israéliens.
Mais ce qui rend le Hezbollah plus redoutable, c’est qu’il bénéficie d’une expérience de combat que le Hamas n’a jamais eu. Ce dernier, d’un point de vue stratégique, a toujours été sur la défensive, même si ici et là, il a pu commettre des opérations offensives comme des attentats suicides, et évidemment le 7 octobre. Le Hezbollah, en revanche, a contribué à l’invasion de la Syrie. A cette occasion, il s’est engagé dans la conquête de territoires et il a fait l’expérience de pratiques proches de celles des armées régulières.
L’autre grande différence concerne l’armement, tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Le Hezbollah est une organisation dotée d’armes beaucoup plus sophistiquées, je pense par exemple à des missiles de précisions guidés, capables de frapper des cibles précises sur le territoire israélien.
Enfin, le Hezbollah profite de son intégration à l’Etat libanais, car il l’utilise comme bouclier contre l’action internationale. Cela signifie que lorsque vous traitez avec le Hezbollah, vous traitez aussi avec l’Etat libanais, qui jouit d’une légitimité internationale et dispose d’alliances avec des acteurs puissants comme les États-Unis ou la France, qui ont les moyens de faire pression sur Israël, et ainsi de limiter sa capacité d’action contre le Hezbollah. Le Hamas, au contraire, est exposé et ne peut pas se cacher derrière la légitimité d’un Etat existant.
Quelles pourraient être les conséquences d’une accélération du conflit pour Israël et le Liban ?
Il est très probable qu’Israël procède à une invasion terrestre de grande ampleur, alors qu’en 2006 (NDLR : guerre de 33 jours entre le Hezbollah et Israël durant l’été 2006) les incursions terrestres israéliennes étaient limitées à la frontière. Israël va vouloir attaquer fort pour rapidement submerger le Hezbollah et détruire son arsenal. Le Hezbollah possède par exemple plus de 200 000 projectiles, dont la majeure partie est des missiles de courte portée. Selon certaines estimations, il pourrait tirer entre 1500 à 6000 de ces roquettes chaque jour pendant la première phase de la guerre. Pour comparer avec 2006, il y a eu, sur toute la durée du conflit, seulement 4000 tirs de roquettes.
Ces tirs de missiles à courte portée ne peuvent pas être traqués par l’armée de l’air, donc le seul moyen dont dispose Israël pour les contrer est d’investir massivement ses forces terrestres au Liban, afin de repousser le Hezbollah au-delà de la portée de ces armes, pour qu’elles ne puissent pas atteindre le nord d’Israël.
Une guerre entre Israël et le Hezbollah pourrait pousser les forces de « l’axe de la résistance » à intervenir, ce qui pourrait mener à un embrasement général de la région.
Le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a déclaré récemment qu’il n’y aurait pas de lignes rouges. Il se pourrait qu’ils tentent de neutraliser les systèmes de défense antimissile israéliens, où qu’ils frappent des infrastructures stratégiques, comme les conteneurs d’ammonium à Haïfa. Dans ce cas de figure, l’impact sur les populations civiles serait catastrophique.
Le Hezbollah dispose aussi de missiles à longue portée. En général, ces armes manquent de précision, mais elles peuvent être tirées en barrage, ce qui permettrait à certains missiles de passer à travers le système de défense. Dans ce cas, une ville comme Tel Aviv pourrait être frappée, avec les conséquences que l’on imagine… Cela obligerait les Israéliens à répondre encore plus durement, et on entrerait dans une escalade de violence qui pourrait mettre la quasi-totalité du territoire libanais sous le feu israélien. Le Hezbollah possède aussi un nombre de missiles de précisions qui pourraient être utilisées sur des infrastructures sensibles pour Israël.
Enfin, une guerre entre Israël et le Hezbollah pourrait pousser les forces de "l’axe de la résistance" à intervenir, ce qui pourrait mener à un embrasement général de la région.
Que peuvent faire les Occidentaux pour éviter une telle escalade ?
C’est une question qui m’obsède, tout comme elle obsède tous ceux qui s’intéressent à cette région. Après la guerre de 2006, le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté la résolution 1701, qui exigeait, comme étape préliminaire, le retrait des "groupes armées" au nord du fleuve Litani. Cela permettrait de mettre les missiles à courte portée du Hezbollah hors de portée du nord d’Israël, constituant ainsi un premier pas indispensable pour préparer le désarmement du Hezbollah.
Le problème, c’est que le Liban n’agira jamais contre le Hezbollah pour les raisons mentionnées précédemment. Demander au Liban de désarmer le Hezbollah, cela revient, dans l’état actuel des rapports de force politique au Liban, à demander au Hezbollah de décider de son propre désarmement. Ça n’arrivera pas, le Liban ne prendra pas le risque de se lancer dans une nouvelle guerre civile pour cela.
Donc la question qui se pose, c’est de savoir comment faire appliquer la résolution 1701. Tant que le Hezbollah sera armé, cette guerre sera inévitable.