[Cet entretien est à retrouver dans le magazine têtu· de l'été, disponible en kiosques ou sur abonnement] Envoyée spéciale du président des États-Unis, Joe Biden, pour les droits LGBTQI+, Jessica Stern lutte pied à pied avec les États homophobes.
Si depuis 2022 la France a un ambassadeur pour les droits des personnes LGBTQI+, les États-Unis se sont dotés dès 2015 d’un envoyé spécial pour les droits humains des personnes LGBTQI+, rattaché au département d’État (le ministère des Affaires étrangères). Resté vacant sous le mandat de Donald Trump, le poste est depuis 2021 occupé par Jessica Stern. Sa mission est claire : la dépénalisation universelle de l’homosexualité et de la transidentité. L’experte du genre et des droits humains, qui avait auparavant fait ses armes à Human Rights Watch et Amnesty International, et dirigé l’organisation internationale OutRight, est persuadée que l’objectif est atteignable, malgré les vents contraires puissants, avec un retour en force des religions et du populisme. Sans compter l’élection présidentielle américaine de novembre, où la diplomatie queer joue sa survie…
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- Depuis que vous êtes à ce poste, la situation mondiale s’est-elle améliorée ou dégradée ?
Les choses empirent et s'améliorent exactement dans le même temps. Le retour de bâton auquel nous assistons actuellement se fait contre nos succès et contre une meilleure visibilité, qui est une part de notre stratégie de protection. On constate une nouvelle vague de lois anti-LGBT en Irak, au Ghana, au Kenya, en Ouganda, au Kazakhstan, au Kirghizistan… Au-delà de la criminalisation, ces lois s’inscrivent dans un contrôle plus large contre la liberté d’expression et d’association des personnes LGBTQI+. C’est particulièrement inquiétant car si vous n’êtes même pas autorisé à parler de sujets LGBTQI+, comment voulez-vous dire que vos droits sont bafoués ?
- Quels sont vos outils pour parvenir à la décriminalisation mondiale de l’homosexualité ?
Il y a trois catégories de lois LGBTphobes : celles punissant les actes homosexuels consentis, celles interdisant le travestissement, mais aussi celles limitant la liberté d’expression, d’assemblée et d’association pour les personnes LGBTQI+. Nous devons mener un combat judiciaire : en 2018 la Cour suprême de l’Inde a déclaré inconstitutionnelle la loi criminalisant l’homosexualité, qui touchait plus d’un milliard de personnes ! Mais nous devons aussi agir par des alliances politiques, comme cela a été fait à Singapour, où le Parlement a révoqué une loi pénalisant les rapports sexuels entre hommes. Enfin, nous investissons dans les organisations qui font un travail de plaidoyer. Ces combats prennent du temps, mais ils fonctionnent : le Bhoutan, l’Angola, trois pays des Caraïbes, Maurice, Singapour, le Botswana ou encore la Dominique ont récemment dépénalisé l’homosexualité.
- Comment sécuriser le financement des associations ?
La cause LGBTQI+ est l’une des catégories des droits humains les moins financées. Pour 100 dollars provenant de la philanthropie privée, 33 centimes vont à des associations LGBTQI+. Lorsqu’on regarde les soutiens financiers des gouvernements, cela représente 4 centimes tous les 100 dollars dépensés dans les droits humains. La contribution des donateurs européens n’a pas évolué depuis onze ans. Il faut prendre conscience que la violence contre les personnes LGBTQI+ n’est pas un accident, cela arrive parce qu’on n’investit pas suffisamment dans la défense de nos droits humains. Mais la lueur d’espoir, c’est de savoir que si on part de pas grand-chose, chaque euro fait une grande différence.
- À ceci près que dans le monde entier, la tendance va plutôt aux régimes conservateurs qui s’opposent à tous ces financements…
Nous devons absolument ne pas faire de nos sujets quelque chose de gauche ou de droite, ces concepts – l’égalité devant la loi, le respect de chacun – sont universels et profitent à tout le monde. Lorsque certains affirment que les droits LGBTQI+ ne profitent qu’aux personnes LGBTQI+, ils se trompent.
- Les États-Unis vont connaître en novembre une élection présidentielle marquée par la menace du retour de Donald Trump : votre poste serait alors à nouveau en péril ?
J’ai été nommée par le président Biden et je partirai le jour où il quittera la Maison-Blanche. Ce poste a été créé sous l’Administration Obama puis il est resté vacant sous le mandat de Trump. Mon fauteuil risque donc en effet d’être vide la prochaine fois qu’un Républicain sera élu président. Mais notre politique étrangère a tellement changé sur les sujets LGBTQI+, j’ai rencontré tellement de diplomates profondément investis, que cela restera une dimension de la politique étrangère. Vous savez, on ne peut pas faire ce job sans être un peu optimiste !
- En France, le Quai d’Orsay a annoncé vouloir relancer à l’ONU un processus de dépénalisation universelle de l’homosexualité. Vous soutenez cette initiative ?
Je soutiens les efforts globaux pour dépénaliser l’homosexualité et la transidentité. Malheureusement, la reconnaissance de ce sujet aux Nations unies a rapidement décéléré, il y a même désormais une opposition importante. Cette structure est si vaste qu’il y a beaucoup de travail à faire via les différentes agences, c’est difficile pour moi de choisir une seule priorité.
- Les grandes déclarations aux Nations unies, cela change quelque chose sur le terrain ?
Oui, dans tous les cas de dépénalisation par la loi au cours des dix dernières années, ses défenseurs ont cité les travaux des Nations unies. Dans une décision de justice au Kenya concernant la loi anti-sodomie, chaque camp a utilisé les données de l’ONU sur le VIH, faisant une lecture totalement opposée des chiffres. C’est pour cela qu’il est si crucial que l’institution n’envoie qu’un seul message cohérent : n’importe quelle loi qui criminalise ou qui encourage la violence contre les personnes LGBTQI+ s’oppose au droit international.
- L’Ouganda a adopté une nouvelle loi prévoyant la peine de mort pour homosexualité. Quels sont vos moyens d’action ?
Tout en gardant le même montant d’aides au pays, nous avons redirigé les financements qui devaient passer par le gouvernement pour les conduire directement vers la société civile. Nous avons également augmenté le niveau d’alerte pour les voyageurs américains en Ouganda, ce qui a un impact important sur le tourisme. Enfin, nous avons un programme de commerce qui inclut, pour y être éligible, des standards en termes de droits humains et de bonne gouvernance. Nous disons clairement que violer les droits humains, c’est mauvais pour le commerce. En parallèle, nous avons décliné des entretiens bilatéraux avec des représentants du gouvernement et, bien sûr, nous avons soutenu la décision de la Banque mondiale de geler les financements. Mais nous n’aurions pas pris de telles décisions sans nous assurer que, sur place, les militants des droits humains sont en phase avec cette stratégie.
- Peut-on coopérer avec des États qui menacent de mort les personnes queers ?
N’importe quel pays prévoyant la peine de mort pour les homosexuels ou les personnes transgenres se heurtera à une opposition ferme des États-Unis. Heureusement, il s’agit d’un très faible contingent de pays. Au début des années 2000, il y avait encore 90 États criminalisant la sodomie, aujourd’hui ils sont 62. En vingt-cinq ans, presque 30 pays ont décriminalisé l’homosexualité, donc c’est bien possible ! Je crois en cette stratégie.
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Crédit photo : OLIVIER DOULIERY / AFP