L’éditeur Philippe Rey se souvient d'Alberto Juantorena aux JO de 1976 : "Tu as changé ma vie"
Cher Alberto,
En ce 25 juillet 1976, il est 3 heures du matin chez moi, à l’île Maurice. Nous nous sommes levés avec mes deux frères pour regarder les épreuves d’athlétisme des Jeux olympiques de Montréal. J’ai 15 ans, et depuis dix jours, je vais de surprise en émerveillement, fasciné surtout par l’adolescente gymnaste Nadia Comaneci qui apprend au monde entier ce qu’est la perfection.
Mais dans ma nuit tropicale, ce soir-là, je ne me doute pas que toi, Alberto Juantorena, dans quelques minutes tu vas changer ma vie, tandis que tu t’échauffes avant de prendre le départ du 800 mètres.
Tu es grand, 1m89, très musclé, trop même disent certains car le 800 m est considéré une course de fond, tu es apparemment trop lourd face à tes concurrents plus fins et redoutables de vélocité. Le commentateur te connaît à peine, réservant ses propos au champion américain Rick Wohluter, favori. Ta haute taille te donne un air gauche, ta tignasse frisée participe à cette impression de quasi-artiste, un peu égaré au milieu des bolides. Et pourtant… dès les 300 m, quand les concurrents vont pouvoir se rabattre de leurs couloirs attitrés, tu es déjà en tête. Wohluter te rejoint et donne l’impression de pouvoir te dépasser au dernier virage, mais tu ne lui laisses aucune chance avec tes gigantesques foulées de 2m70. Tes longues jambes se déploient comme des ailes à l’envers battant le sol pour te propulser avec puissance vers la victoire et un record du monde en 1 min 43 s. Je n’ai jamais vu autant d’efficacité et de beauté dans le geste de la course. J’apprendrai plus tard qu’on te nomme "El Elegante de las Pistas".
Quatre jours après, je me réveille une nouvelle fois en pleine nuit pour te revoir en action au 400 m. C’est ta distance de prédilection. Le 800 m, tu l’avais couru apparemment pour faire plaisir à ton entraîneur, le Polonais Zygmunt Zabierkoski qui, avec une intuition géniale, t’avait perçu à la fois comme sprinteur et comme stayer. Ici tu as affaire à un autre Américain, Fred Newhouse, très coriace celui-là, le recordman du monde de la spécialité. Mais tu survoles cette course, quasiment sans effort, tu glisses et l’emportes en 44 mn 26 s. Tu accomplis le premier (et jusqu’ici le seul) dans l’histoire ce fantastique doublé. Tout le monde ne parle que de Nadia Comaneci, mais il y a aussi un autre athlète parfait à ces jeux : toi, "El Caballo", le cheval des pistes, le pur-sang au style tout aussi parfait que celui de la magicienne des poutres.
J’aurais tant aimé te ressembler dans ces années-là, Alberto, pouvoir me déployer en longues enjambées démesurées, mais hélas, malgré mes efforts, je n’y arrivais pas : adolescent pas taillé pour le demi-fond, je n’étais de surcroît pas assez courageux pour les efforts colossaux que tu fournissais toi, de ton côté. On dit que tu t’évanouissais après tes fractionnés, qu’après tes entraînements intenses on devait te plonger dans un bain glacé pour faire redescendre ta température. J’étais loin, si loin de ça…
"La grandeur de l’homme qui court"
Mais alors, en quoi as-tu changé ma vie ?
A te regarder, en ces deux nuits, j’avais compris la grandeur de l’homme qui court, la pureté de ce geste ancestral, et deviné à quel point il est noble. Ce n’est pourtant que quarante-trois ans plus tard que le déclic se fit : en repensant à toi, à ces images impressionnantes de puissance, je décidai de courir le premier marathon de ma vie. Et souvent, aux moments difficiles de l’entraînement ou de la course elle-même, où le découragement semblait l’emporter, je revoyais ton allure, ta détermination, ton acharnement, je me disais que je ne pouvais pas décevoir le "Caballo". Et c’est ainsi je parvins à courir le marathon de Paris en octobre 2021.
"Si tu veux courir, cours un kilomètre. Si tu veux changer ta vie, cours un marathon", disait le grand Emil Zatopek.
Merci de m’y avoir aidé, Alberto.
Qui m’aurait prédit une telle destinée ?….
L’histoire ne s’arrête pas là. L’un de mes auteurs, M., dont l’amitié m’est tout aussi précieuse que le talent, est contacté par la direction de Paris 2024 pour courir le Marathon pour tous. Cet irrépressible prankeur leur répond affirmativement, à une condition toutefois : qu’il soit accompagné de son éditeur. Me voilà embarqué pour un deuxième marathon, pas n’importe lequel celui-là : nous serons 20 000 à nous élancer le 10 août 2024 à 21 heures, après les champions olympiques qui, le matin, auront couru le même parcours.
Une course officielle des Jeux olympiques ! Avec une médaille pour ceux qui termineront. Qui m’aurait prédit une telle destinée ?….
Alors, Alberto, je te sais à la retraite, comblé d’honneurs par le régime cubain, tu es probablement un grand-père jouissant paisiblement de jours heureux à La Havane. Mais j’imagine que tu ne rateras pas une seule des épreuves de Paris 2024. Peut-être même assisteras-tu avec bienveillance et avec un léger sourire au Marathon pour tous du 10 août, qui sera retransmis dans le monde entier ? Quand, tout en sirotant ton Cuba Libre, tu apercevras une silhouette ahanant dans les montées de Ville-d’Avray et de Chaville, par exemple dans cette Côte du Pavé des Gardes à 15 % de pente que même certaines motos ne peuvent grimper, dis-toi que tu es responsable non seulement de la souffrance de ce coureur, mais surtout de son intense bonheur d’être là.
Ce marathonien heureux, il te dédie sa course.