Pourquoi l'équitation doit-elle montrer patte blanche pour rester une épreuve olympique après Paris 2024 ?
Cavalière en pleurs, grands coups de cravache et de talons chaussés d’éperons, cheval déboussolé, oreilles en arrière, bouche déformée… Ces images, ce sont celles d’Annika Schleu, se débattant sur Saint-Boy, sa monture, refusant obstacle sur obstacle lors des épreuves de pentathlon moderne (*), aux Jeux olympiques de Tokyo en 2021. Ces images, ce sont aussi la hantise des organisateurs de compétitions d’équitation.
"Si une photo est prise lors d’un moment d’énervement, c’est mort", reconnaît Philippe Bombardier.
Le président de la société des concours hippiques de Pompadour (Corrèze) est conscient de l’évolution des mentalités, de ce qu’il appelle "le combat animaliste. Oui, des gens sont scandalisés quand ils voient un cavalier monter avec des éperons, quand ils voient un cheval, même très bien portant, tirer une calèche… Ça peut être considéré comme de la contrainte. Il y a un sujet sur la présence de l’équitation aux Jeux olympiques. C’est vrai."
L'équitation au pentathlon, c'est finiMême si la Fédération internationale de pentathlon moderne (IUPM) assure que l’épisode Annika Schleu n’a pas été déclencheur de la décision, après les JO de Paris, l’équitation au pentathlon, c’est fini. En revanche, l’association de défense des animaux, Peta, elle, a sauté sur "l’épisode Annika Schleu". Dès août 2021, elle écrit au Comité international olympique (CIO) et demande le retrait des épreuves équestres du programme des olympiades. Outre la prestation de l’athlète allemande sur Saint-Boy, les militants dénonçaient aussi deux autres incidents survenus à Tokyo : Jet Set, un cheval monté par le Suisse Robin Gobel, avait dû être euthanasié suite à une grave blessure sur le parcours de cross, Killkeny, monté par l’Irlandais Cian O’Connor, avait terminé son parcours d’obstacles en saignant des naseaux. "Mais on n’a pas attendu d’être menacé pour prendre soin de nos chevaux", gronde Philippe Bombardier.
"C'est un pote"Lors d’une compétition à Pompadour, il lui est arrivé de demander de faire déplacer un cheval attaché à son van en plein cagnard. "Mais pas à ce niveau-là", confie-t-il, ce vendredi 29 mars, lors du Grand national, un concours complet permettant aux couples (cavalier-cheval) figurant sur la liste "A cheval pour Paris" de se qualifier pour les Jeux olympiques.
Huit d’entre eux sont là : notamment Nicolas Touzaint, Karim Laghouag ou encore Gireg Le Coz et Aisprit-de-la-Loge, un selle français bai de 14 ans. "Il a été acheté quand il avait quatre ans. Depuis, je passe beaucoup de temps avec lui. Tous les jours en fait, depuis dix ans. C’est un pote. On passe plus de temps à s’occuper des chevaux qu’à s’entraîner en réalité", glisse le cavalier qui décrochera la deuxième place du classement à Pompadour ce week-end-là. Il réalise d’ailleurs une partie des épreuves avec un filet sans mord, "bitless" dans le jargon. "Pour Aisprit, le mord était une contrainte. J’ai tenté quelque chose de plus simple et il est plus relâché, plus confortable. On peut contraindre un cheval, mais ça n’a pas de sens."
Gireg Le Coz connaît bien Aisprit, très bien même. "La semaine dernière, il n’était pas super en forme. J’ai fait venir une masseuse qui l’a aidé à aller mieux et ça a marché." Masseurs, kinés, ostéopathes, nutritionnistes, maréchaux-ferrants et bien sûr vétérinaires entourent ces athlètes à part entière.
La santé et le potentiel physique des chevaux"Aujourd’hui, il y a une multiplicité d’intervenants autour des chevaux de haut niveau. Quand on est tous d’accord, c’est que tout va bien", assure Xavier Goupil, vétérinaire de l’équipe de France d’équitation depuis plus de vingt ans. Son rôle : "connaître le plus précisément possible la santé et le potentiel physique des chevaux pour aiguiller le directeur technique national et l’entraîneur national en vue de la sélection pour les JO". Une sélection dévoilée aujourd’hui, vendredi 5 juillet. Et il n’en est pas à son coup d’essai. Il vivra ses "cinquièmes Jeux" à Paris.Xavier Goupil
Pour lui, "à haut niveau, le bien-être des chevaux a toujours été une préoccupation majeure.
C’est une notion ancienne. Il ne peut pas y avoir de forcing. Pas à ce niveau-là?!
Concilier performance et bien-être, c’est très connu dans le sport humain. On s’en inspire pour les chevaux, sauf qu’eux, c’est à nous de les faire parler".
Suivi et batterie de testsDes chevaux qui sont ainsi observés sous toutes leurs coutures plusieurs mois, voire années avant les JO - on appelle ça le suivi longitudinal - avec "des prises de sang régulières, des échographies, des examens pulmonaires, oculaires, cardiaques… Il y a l’intuitif et le scientifique, c’est un mixe des deux." Lors des stages de préparation, des tests de galop, sorte de tests à l’effort, sont notamment réalisés avec des tapis de selles et des sangles bourrés de capteurs. Ceux-ci permettent de mesurer tout un tas d’indicateurs pour vérifier les capacités de récupération de la monture. "Le suivi a beaucoup évolué, note Xavier Goupil. Nous ne disposons pas des mêmes équipements."
"Le coût de la performance s’est décuplé"Le vétérinaire reconnaît aussi que "le coût de la performance s’est décuplé. Par exemple, les stages en thalasso coûtent très cher pour des chevaux qui, eux-mêmes, coûtent de plus en plus cher." Mais combien?? "Ces chevaux peuvent valoir entre 200.000 et 300.000 euros voire davantage surtout s’ils sont reproducteurs"", confie Philippe Bombardier. Une raison de plus pour les choyer dès le paddock jusqu’à l’obstacle et bien après. "Mais tous ces soins ne seraient pas autant nécessaires si on montait autrement", nuance Eva Van Avermaet, vétérinaire équin qui dénonce l’hyperflexion (position de l’encolure et de la tête du cheval lors des épreuves) depuis plusieurs années.
Besoins fondamentaux et écurie novatriceGireg Le Coz, lui, sait que les besoins fondamentaux de ses chevaux tournent autour des trois "F" comme "feed, friends, freedom", comprenez "nourriture, congénères, liberté". D’ailleurs, il monte un nouveau projet d’écurie de compétition assez unique en son genre au nord d’Angers. "Deux groupes stables, d’un côté les juments, de l’autre les hongres, vivant dehors le plus possible avec un accès libre à un dortoir. Cela présente aussi certaines contraintes, car il faut individualiser les soins."
Les grooms, "les meilleurs observateurs"Car ce qui marche pour l’un, ne fonctionne pas forcément pour un autre cheval. "Aisprit, il est ultrasensible. Chaque mot, chaque geste doit être prononcé ou fait avec délicatesse. Il faut le vouvoyer", plaisante Marion, une proche de Gireg Le Coz qui remplace au pied levé sa "groom" à Pompadour. Avec les cavaliers, les "grooms" ou soigneurs, ces personnages de l’ombre, font partie des "meilleurs observateurs" selon Xavier Goupil.
Aux Jeux olympiques, chaque cheval a le sien. "C’est lui qui connaît le mieux ses habitudes. Il peut repérer des petites choses qui ont leur importance. Si le cheval a l’habitude de se rouler après l’épreuve et que là, il ne le fait pas, s’il a mangé sa ration en plusieurs fois…", relève un fin connaisseur des compétitions d’équitation de haut niveau.
L'inspection, épreuve éliminatoireDes compétitions, notamment olympiques, qui commencent toujours par une première épreuve loin des regards du public : l’inspection. "On fait marcher et trotter les chevaux en main devant le jury et le vétérinaire de la Fédération internationale d’équitation. S’ils détectent quelque chose, il y a davantage d’investigations. C’est une épreuve à part entière. Un moment clé car éliminatoire. Un cheval peut avoir mal voyagé, peut avoir donné un coup de pied dans son boxe…", indique la Fédération française d’équitation (FFE). Les chevaux de l’équipe de France doivent arriver "au pic de leur forme", à Versailles, fin juillet.
Cheval souverain"Dans l’idéal, sur place, je n’ai rien à faire", projette Xavier Goupil qui sera loin d’être le seul vétérinaire lors des épreuves. Soixante-dix seront présents. Une clinique spécialisée éphémère sera aussi installée. Sur le papier, "le cheval est souverain, c’est la première ligne du règlement de la Fédération internationale d’équitation", rappelle Xavier Goupil. Et pour rester parmi les épreuves olympiques, elle devra montrer au monde, connaisseurs ou néophytes, que c’est aussi le cas dans les faits.
(*) À noter que lors de l’épreuve d’équitation au pentathlon moderne, les concurrents ne connaissent pas leur cheval. Les montures sont attribuées aux pentathlètes grâce à un tirage au sort.
Texte Emilie Auffret Photos Fabrice Combe