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Menaces, propagande, tentatives de censure… le spectacle queer sous pression

Têtu 

Dans le cadre du Festival off d’Avignon est organisée ce lundi 8 juillet une rencontre sur "les formes de censures nouvelles et de discrimination des artistes de la communauté LGBTQIA+". Un sujet qui préoccupe et affecte de nombreux artistes et professionnels du spectacle vivant. Témoignages.

Juin 2023, Lyon. Pierre Oliver, maire LR du deuxième arrondissement, s'en prend une nouvelle fois à son adversaire favori, le maire écologiste Grégory Doucet. Le jeu de la politique. Son angle d'attaque, cette fois : la culture. "La ville de Lyon et son maire sabrent 37 subventions culturelles pour financer des individus nus dans un jardin avec sextoys, devant des enfants. L’utilisation militante et extrémiste du budget n’a plus de limite. L’indécence non plus", poste-t-il sur X (Twitter), joignant à son message une vidéo de la jeune compagnie Lundy Grandpré. L'étincelle qui embrasera le bûcher.

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"On voyait ce phénomène arriver à d'autres, mais pas à des artistes émergents comme nous. Ça a été une grande surprise. Le premier jour, ça nous a un peu fait rire, avant qu’on soit très vite en panique totale", se souvient le danseur Akène Lenoir, qui forme Lundy Grandpré avec Lucile Genin, designeuse d’espace. Le duo, qui avec ses spectacles et performances questionne le genre et embrasse l’écoféminisme et l’écosexe, a beau expliquer que les propos de l'élu sont mensongers – il n'a bien sûr jamais été question de nudité face aux enfants – et que la vidéo est extraite d'une sortie de résidence privée organisée par une galerie d’art contemporain (les enfants présents sont ceux du régisseur du lieu, au courant de la teneur de la performance), rien n'y fait.

"Vous promouvez la LGBTchiasse et la pédophilie (…), chiant sans vergogne sur les valeurs familiales, hétérosexuelles, belles et saines. (…) On va commanditer votre éradication. (…) On peut vous atteindre, on aura vos familles, tous les membres."

La polémique est lancée et devient rapidement incontrôlable, avec son lot d'articles de presse locale et nationale de débats sur des chaînes d'info en continu, de commentaires haineux sur les réseaux sociaux associant notamment homosexualité et pédocriminalité... Une lettre de menaces de mort est même reçue par courrier à l’adresse du siège social de la compagnie : "Vous promouvez la LGBTchiasse et la pédophilie (…), chiant sans vergogne sur les valeurs familiales, hétérosexuelles, belles et saines. (…) On va commanditer votre éradication. (…) On peut vous atteindre, on aura vos familles, tous les membres."

Des formes nouvelles de censure

"On a été le prétexte pour, une nouvelle fois, polariser le débat entre les traditionalistes et les wokes-LGBT-gauchos-je-ne-sais-pas-quoi qui voudraient mettre en l'air les valeurs de la civilisation et détruire la République", résume Akène Lenoir, encore affecté un an après le violent tourbillon. À l'époque, malgré le soutien de la profession, notamment à travers une tribune publiée par Télérama, les artistes décident d'annuler plusieurs de leurs dates, pour leur sécurité et pour se remettre de l’exposition médiatique intense qui les a lessivés. Tout cela du fait d’une simple subvention municipale de 1.500 euros, que de surcroît les élus lyonnais LR avaient validée en précommission culture. "On l'a vécu comme de la censure, même si elle n'était pas frontale, développe Lucile Genin. Car quand un élu écrit un tel message, il a bien conscience des réactions violentes que cela va susciter ; réactions qui impacteront la vie d’une jeune compagnie comme la nôtre, pas préparée à un tel déferlement."

"Les formes de censures nouvelles et de discrimination des artistes de la communauté LGBTQIA+" : tel est le thème de la rencontre publique que propose ce lundi 8 juillet, dans le cadre du Festival off d’Avignon, le bureau de production La Magnanerie au théâtre du Train Bleu. Victor Leclère, son codirecteur, a vu le phénomène monter ces dernières années, à l'image de ce qui est arrivé à Lundy Grandpré. D'où l'idée, lancée bien avant la séquence électorale ouverte par la dissolution de l'Assemblée nationale, d'organiser cet événement, auquel assistera Lucile Genin en compagnie de plusieurs invités – des artistes, un politique, un chercheur... "Dès qu’on a commencé à en parler, on a recueilli plein de témoignages d’artistes, de producteurs, et aussi de programmateurs ayant vécu des expériences que l’on peut appeler censure. Nous sommes en 2024 : même si rien n’est jamais acquis – on le voit avec l’augmentation des agressions homophobes –, on pensait que ça allait mieux. Finalement, pas tant que ça", expose Victor Leclère, qui donne comme autre exemple ce qu'a vécu Agathe Charnet.

"La lettre disait en gros que nous, propagandistes LGBT, venions répandre notre idéologie."

En 2022, l’autrice, metteuse en scène et comédienne crée à Bayeux son spectacle Ceci est mon corps, sur "l’histoire du corps d’une femme née dans les années 1990". Le théâtre la Halle ô Grains reçoit alors une lettre d'un groupe d’associations catholiques qui se disent choquées que la référence religieuse du titre soit associée à des enjeux LGBT – l'autrice écrit en note d'intention qu'elle découvre "ce qui surgit, à l’orée de la trentaine, quand ce corps devient un corps lesbien". Les signataires du courrier demandent à voir l'élu à la culture de la ville. "La lettre disait en gros que nous, propagandistes LGBT, venions répandre notre idéologie", se remémore Agathe Charnet. Là aussi, la profession – l'équipe du théâtre en premier lieu – soutient l’équipe artistique. "La direction et la mairie ont fait une super réponse."

Entre inclusion et autocensure

Malgré un monde du spectacle vivant de plus en plus inclusif dans ses récits et représentations – "Même si on est encore loin de pays comme le Canada ou la Belgique", signale Victor Leclère –, celui-ci n'est pas imperméable aux LGBTphobies traversant la société. Les artistes queers en subissent aussi les répercussions, et sont empêchés dans leur processus créatif.

C’est ce que l'autrice et comédienne Laurène Marx dénonce, elle qui pourtant connaît, depuis deux ans, un beau succès avec son solo Pour un temps sois peu, uppercut politique sur la transidentité. "Je suis obligée de parler de manière prétentieuse mais pas rapport à mon impact, à la façon dont je suis apparue et au nombre de dates que je fais, on ne me propose rien, je n'ai pas une seule commande. La censure, elle est là : si j’étais un mec blanc hétéro, je serais stratosphérique, j'aurais le Pulitzer !" Une situation qui conduit les artistes, consciemment ou non, à se mettre des barrières, fait-elle valoir. En ce moment, explique-t-elle, elle écrit un texte sur la polytoxicomanie pour lequel elle interroge de nombreuses personnes trans, souvent victimes de ce fléau : "Mais j'enlève le fait qu'elles sont trans, parce que je veux centrer sur mon sujet. Si je rajoute que ce sont des toxicos trans, les gens vont exploser." Et beaucoup de programmateurs, craint-elle, ne suivraient alors pas.

Cette autocensure a également touché l’auteur, metteur en scène et comédien Nicolas Petisoff, qui a créé l'an dernier le spectacle Comment avouer son amour quand on ne sait pas le mot pour le dire ?, dans lequel trois personnages se livrent. "Au début du montage de la production, nous explique-t-il, le spectacle devait s’appeler Pédé·e. Très vite, en rendez-vous, on s’est retrouvé à ne parler que du titre au lieu de parler du propos et de la forme." Non pas que le titre perturbe en soi les programmateurs, mais ceux-ci anticipent les comptes à rendre aux politiques qui décident des subventions. Décision est prise de se simplifier la vie en le changeant. "On l’a vécu collectivement comme un petit deuil politique, mais c’était pour donner à entendre mon écriture dans la sphère la plus grande possible."

"Backlash terrible"

Au sein de l’économie fragile du spectacle vivant, les artistes et les lieux de diffusion sont ainsi dépendants des décideurs publics, et notamment des subventions que ceux-ci octroient au nom de la collectivité. Or, le producteur Victor Leclère constate que "depuis 3-4 ans, certains élus sont de plus en plus interventionnistes sur les sujets de genre et sexualité dans les saisons des théâtres municipaux, voire des scènes conventionnées". Laurène Marx parle de "défiance" envers les artistes LGBT+ : "L'extrême droite fait peur aux programmateurs, qui se disent qu'il vaut mieux ne pas nous programmer pour ne pas avoir de polémique."

La plupart des artistes que nous avons interrogés relèvent que le climat politique actuel affecte la culture. "L'homophobie crasse fait partie des fers de lance du discours de l'extrême droite aujourd'hui, pointe Agathe Charnet. Avec une idée de décadence à laquelle nous sommes directement assimilés – l'art bourgeois dégénéré, en somme. On est dans une société protofasciste avec à la fois un mouvement de libération de la parole et d'ouverture de droits, et en même temps un retour de bâton terrible. Il suffit de voir comment Rébecca Chaillon s'est fait conspuer et ses interprètes agresser par l'extrême droite à Avignon."

L'été dernier, alors qu'elle présentait le spectacle Carte noir nommé désir, qui "dynamite les clichés érotisants et autres fantasmes qui enferment les corps des femmes noires", la compagnie de Rébecca Chaillon, autrice et metteuse en scène noire et lesbienne avait été victime d'attaques racistes jusque sur le plateau et d’une polémique autour d'une image extraite du spectacle (une comédienne figurait sur scène, avec des poupons embrochés, la nounou noire s'occupant de nombreux enfants blancs) alimentée notamment par l'extrême droite qui n'hésita pas à détourner sciemment son message, Éric Zemmour allant même jusqu'à parler d'une "volonté de génocider les Blancs, en commençant par les bébés".

"On ne travaille plus du tout pareil"

Alors, comment contrer ce mouvement ? "Il faut qu'il y ait un sursaut de la profession pour prendre la défense de nos projets et encourager les créatrices et créateurs qui veulent changer les représentations", plaide Agathe Charnet. Directeur du syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (Syndeac), Vincent Moisselin nous répond : "C'est un sujet que nous identifions très bien, qui nous préoccupe fortement et que nous prenons sous un format plus large. Car les censures qui se développent concernent malheureusement plein de sujets et pas seulement les questions liées aux LGBTphobies mais aussi au racisme." Il annonce qu'à l'avenir, son association compte bien soutenir fermement les artistes inquiétés : "Nous sommes maintenant armés pour réagir et agir judiciairement si des attaques nouvelles arrivaient."

Après avoir déposé une plainte pour cyberharcèlement récemment, classée sans suite, et imaginé un temps porter plainte contre l'élu Pierre Oliver pour son tweet et la chaîne CNews pour avoir colporté "de fausses informations", la compagnie Lundy Grandpré a quant à elle préféré tenter tant bien que mal de tourner la page de la polémique de l'an dernier. Non sans conséquences. Lucile Genin et Akène Lenoir réfléchissent maintenant à chaque aspect de leurs créations, du contenu potentiellement détournable (la nudité, par exemple) à toute la communication autour, notamment sur les réseaux sociaux. "C'est fou de se dire qu'à cause de ça, tout a changé, qu'on ne travaille plus du tout pareil." Le tweet de l'élu LR est quant à lui toujours en ligne, affichant 1,7 million de vues. Une nouvelle subvention municipale à la compagnie, du même montant (1.500 euros), ayant de nouveau été votée en juin par la ville de Lyon, l’élu essaye même de relancer la polémique. "Il veut alerter la préfecture pour demander la vérification de la légalité de nos ventes de tisanes, nous écrit Akène Lenoir. Décidément, la bêtise n'a pas de limites, et son combat reste celui-là alors que le RN est aux portes du pouvoir... Comment comprendre son sens des priorités ?"

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Crédit photo : Les Flous Furieux

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