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Philippe Aghion : "Une France ingouvernable, c’est une France qui regarde passer les trains"

Philippe Aghion :

Pour les compagnons de route historique d’Emmanuel Macron, le réveil est rude. En 2017, le grand spécialiste des théories de la croissance Philippe Aghion, professeur au Collège de France, avait largement inspiré le programme économique du jeune président. Sept ans après, et alors que les Français ont sanctionné le camp présidentiel au second tour des élections législatives, l’économiste dresse le bilan d’une France écartelée, dans laquelle le populisme se nourrit d’un ascenseur social bloqué. Services publics, fiscalité, souveraineté et innovation… la feuille de route pour une France apaisée ?

L’Express : Au second tour des élections législatives et alors que le Nouveau Front populaire est arrivé en tête devant le camp présidentiel et le Rassemblement national, quel portrait dressez-vous de la France ?

Philippe Aghion : Un portrait contrasté. D’un côté la France de ceux qui réussissent, une France des métropoles, qui crée des emplois, se réindustrialise, redevient attrayante pour les investisseurs étrangers et se lance hardiment dans les révolutions technologiques. De l’autre, la France de ceux qui réussissent moins, ceux qui restent scotchés dans des zones qui ne sont plus des viviers d’emplois comme avant. Cette France-là éprouve un sentiment de stagnation, d’abandon, de déclassement, de mépris de la part des élites. C’est cette absence de perspectives, ce blocage de l’ascenseur social et cette sensation d’être sans pouvoir d’influence sur les gouvernants qui nourrissent le populisme.

Mais tous les pays occidentaux ont été confrontés à ces deux chocs – mondialisation et révolution technologique – et pourtant la France a davantage souffert…

Oui ! Parce que, en France, ces chocs sont allés de pair avec une désindustrialisation massive depuis le milieu des années 1990. D’un côté, l’Allemagne a su préserver la maîtrise d’une partie des segments productifs de sa chaîne de production : en particulier, grâce au dialogue social, qui a permis d’aboutir aux réformes Hartz [NDLR : accords emplois-salaires] sur le marché du travail, et grâce également à une imbrication étroite entre l’école et l’entreprise qui a permis de former un grand nombre de ce que j’appelle des "semi-skills workers", c’est-à-dire des techniciens spécialisés. Dans le même temps, la France introduisait les 35 heures de façon indiscriminée et encourageait ses entreprises industrielles à massivement délocaliser leurs activités à l’étranger. Vous n’avez pas outre-Rhin de désertification comme vous l’observez, par exemple, en Lorraine. Nous payons aujourd’hui le prix de ces choix passés. Inverser la tendance prendra beaucoup de temps.

Comment expliquez-vous ce besoin de protection qui s’est matérialisé dans les urnes, alors que la France a un des systèmes d’Etat providence les plus développés et que les dépenses sociales relativement au PIB sont parmi les plus élevées du monde ?

Toujours la conséquence de la désertification qui a touché de nombreuses régions de France. Au cours des dernières décennies, dans nombre de villages, la poste a fermé, ainsi que les magasins d’alimentation et, dans de nombreuses villes petites et moyennes, certains soins médicaux sont devenus inaccessibles (notamment un grand nombre de maternités), alimentant dans ces territoires un sentiment d’abandon qui s’est matérialisé lors de la crise des gilets jaunes. Par ailleurs, la qualité générale des services publics s’est également détériorée, et moins que jamais nous avons la culture de l’évaluation du service rendu et le souci de l’efficacité des dépenses publiques.

C’est particulièrement vrai dans deux services publics essentiels dans la vie de nos concitoyens. L’éducation et la santé. Nous dépensons autant que les Finlandais dans l’éducation en pourcentage du PIB, mais obtenons de piètres résultats aux tests Pisa d’évaluation des performances éducatives en lecture et en mathématiques. Certaines réformes ont été lancées, comme la réduction du nombre d’élèves par classe, mais cela ne suffit pas. Il faut recentrer les enseignements sur les matières de base – lecture, grammaire, mathématiques –, il faut redonner aux manuels leurs lettres de noblesse, il faut donner davantage d’autonomie aux écoles, en s’inspirant des bonnes pratiques ailleurs. Par ailleurs, nous n’avons pas suffisamment revalorisé la profession d’enseignants et, en conséquence, le niveau requis pour devenir enseignant a baissé dans les concours. A l’hôpital, l’organisation est clairement défaillante, car elle donne trop de pouvoirs aux administratifs, et elle oblige les médecins à consacrer trop de temps à faire de la paperasse. Les soignants sont donc frustrés et fuient vers le secteur privé. Au total, que ce soit à l’école ou à l’hôpital, un système à deux vitesses s’est développé. Entre ceux qui peuvent se payer un bon service et les autres. Tout cela alimente ce besoin de protection.

On a beaucoup parlé de politique migratoire pendant cette campagne éclair, comment jugez-vous ces débats ?

Mes collègues Emmanuelle Auriol et Hillel Rapoport ont émis des idées très pertinentes pour une politique migratoire intelligente. A l’image du système canadien par points, par exemple, qui permet de piloter chaque année le nombre de migrants. Le problème en France, c’est que, sous la pression du RN et de ses affidés, les débats se sont focalisés sur de mauvaises questions : faut-il donner les mêmes droits aux immigrés et aux Français ? Faut-il supprimer le droit du sol ? Faut-il traiter différemment les binationaux ? Je suis pour que la France se donne les moyens et les instruments d’une politique migratoire intelligente et digne.

Le résultat de cette élection n’est-il pas aussi l’échec du "quoi qu’il en coûte" ?

Il est de fait que les Français n’ont pas réalisé tout ce que l’Etat a fait pour eux, notamment pendant le Covid. Mais cette myopie s’explique aussi par la verticalité des décisions. Le "je sais ce qui est bon pour vous" ne passe plus. Les Français ont besoin de démocratie, de débats, ils n’ont pas envie qu’on les traite comme des enfants. La réforme des retraites en est un bon exemple, il fallait davantage de dialogue et je pense que la CFDT y était prête. Différentes opportunités de dialogue au cours de ces dernières années n’ont pas été exploitées. Regardez le secret dans lequel la dissolution a été décidée, jusqu’aux présidents des institutions parlementaires et jusqu’au Premier ministre lui-même !

Diriez-vous que la suppression de l’ISF a été une erreur et défendez-vous une nouvelle taxation de la fortune ?

Je l’assume : j’ai poussé à la suppression de l’ISF, car je voulais que la France s’aligne sur les autres pays européens. J’ai approuvé ces réformes fiscales et je ne vais pas défendre l’inverse aujourd’hui : cela a contribué à accroître l’attractivité de la France et à augmenter nos revenus fiscaux. Mais il y a eu sans doute aussi ces toutes dernières années un manque de justice sociale dans la mise en œuvre de certaines réformes. La réforme des retraites a surtout touché des gens qui ont commencé à travailler tôt et s’arrêtaient plus tôt, ce qui n’est pas le cas de gens qui ont, comme moi, commencé à travailler tard ! De même, lorsque le gouvernement s’est aperçu à la fin de l’an passé que les déficits dépasseraient les 5 % du PIB, il a ciblé essentiellement les chômeurs. Il a donné l’impression qu’il voulait soit protéger son électorat, soit épargner ceux qui peuvent bloquer le pays. Je suis pour l’effort, mais celui-ci doit être partagé.

Peut-on réparer l’Etat providence et rétablir les comptes publics sans passer par une augmentation de la fiscalité ?

J’étais en faveur d’une année blanche modulée pour protéger les catégories les plus vulnérables de la population. A plus long terme, il faudra une nouvelle réforme des retraites – à points ? – davantage ciblée sur les personnes qui ont commencé à travailler tard. Il faudra également réformer l’Etat. Il y a encore trop de niveaux administratifs. Cap 2022 a essayé de s’attaquer au problème, mais le chantier du millefeuille administratif n’a pas été adressé. Sur la fiscalité, on sera peut-être amenés à lever le tabou sur les hausses de certains impôts. Par exemple, pourquoi ne pas aligner notre traitement des holdings familiales sur ce qui se fait aux Etats-Unis. Mais, pour moi, le principal instrument pour rétablir nos finances publiques demeure la croissance. Il nous faut réduire certaines dépenses de fonctionnement pour mieux investir dans les dépenses de croissance (IA, transition énergétique…). Les Italiens l’ont fait avec Prodi et Draghi, et l’Italie dégage aujourd’hui un excédent budgétaire primaire (c’est-à-dire hors paiement des intérêts de la dette). C’est comme cela que nous réglerons nos problèmes budgétaires. Certainement pas en augmentant massivement les impôts, comme proposé dans le programme du Nouveau Front populaire.

Est-ce qu’on ne confond pas aujourd’hui souverainisme économique et nationalisme ?

Il est légitime pour un pays de vouloir viser l’excellence, être compétitif, dégager des excédents commerciaux. Voilà, selon moi, la bonne forme de souveraineté. Parce que des excédents commerciaux assurent des marges de manœuvre, donnent de l’influence au niveau mondial, permettent d’emprunter sur les marchés financiers à de meilleures conditions. Or cette capacité d’exportation, on l’obtient en innovant. En faisant des produits meilleurs qui se vendront mieux ! Le problème, c’est que les souverainistes ne reconnaissent pas le rôle de l’innovation et préfèrent brandir la bannière du protectionnisme. Je ne soutiens pas le libre-échange de manière angélique, évidemment, car d’autres pays – les Etats-Unis, la Chine… – ont des politiques industrielles protectionnistes et il faut se défendre.

Mais, si la France hérisse des barrières douanières, la première conséquence sera la réduction du pouvoir d’achat des citoyens puisqu’ils achèteront plus cher les produits que nous importons. Deuxième conséquence : la réduction de la capacité d’innovation des entreprises, qui ne pourront plus exporter leurs produits à l’étranger comme auparavant : en réponse aux barrières françaises, de nombreux pays fermeront leurs marchés aux produits tricolores, ce qui fera moins de profits pour les entreprises et donc moins de capacité d’investissement. Pour un pays de la taille de la France, le protectionnisme à outrance, c’est, selon moi, une perte de souveraineté.

Quel danger pour l’économie d’une France ingouvernable ?

C’est une France qui regarde passer les trains. J’ai remis récemment un rapport sur l’intelligence artificielle. Aujourd’hui, il faut une volonté politique pour le mettre en œuvre. Nous ne pouvons pas attendre, sinon, nous risquons de rater cette révolution, alors que nous avons tout en France pour devenir un pays en pointe sur l’IA. Je pourrai ajouter les révolutions vertes… Les défis sont considérables. Il faudra un consensus politique pour pousser de nouveaux projets et, donc, il nous faudra un Premier ministre capable de négocier des accords politiques sur ces enjeux cruciaux. La paralysie serait suicidaire pour le pays.

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