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Maintenant que tout le monde se déteste, il n’y a qu’un seul chemin, par Anne Rosencher

Maintenant que tout le monde se déteste, il n’y a qu’un seul chemin, par Anne Rosencher

La campagne pour les législatives qui a agité la France pendant vingt jours la laisse exsangue et abîmée. Les semaines précédentes, déjà, le fracas des européennes – parasitées notamment par l’inconséquente instrumentalisation de la guerre Israël-Hamas – avait été éreintant. En convoquant des élections générales par surprise, alors que le pays était sur les dents, le président de la République est passé outre le souci qu’il aurait dû avoir de l’état de la nation. Au-delà même de la situation politique sur laquelle tout cela est en train de déboucher, c’est de cette erreur d’appréciation là dont il est comptable au premier chef.

Débordement, agitation, crise de nerfs. La France a été plongée dans un état psychologique borderline qui va laisser des traces. Dans "la vie", l’esprit de querelle s’est insinué partout. Notre société s’est hérissée de barrages symboliques. Un climat infect s’installe – défiance de classe, mépris social, banalisation de l’antisémitisme à l’extrême gauche, libération d’une parole raciste à l’extrême droite. Et beaucoup de citoyens se demandent : à quoi sommes-nous en train d’assister ?

On a finalement rien débattu. Ou si mal

Dans la conversation publique, les slogans faciles et les démonstrations de vertu – qui ont toujours participé du débat – ont cette fois pris toute la place. L’arène médiatique est plus intimidante que jamais. A chaque coin de phrase, la menace du bad buzz incite à ne plus rien dire que les banalités attendues de pied ferme. Une indignation chasse l’autre, une polémique remplace la précédente… Nous sommes embringués dans une machine à essorer que l’on prend pour le débat public. On n’a finalement rien dit ou si peu. Rien débattu ou si mal. Quelques intellectuels ont tenté la prise de hauteur ; ils étaient peu audibles, perdus dans la masse. Si l’on pouvait, naguère, s’amarrer à quelques grandes voix par temps troubles, il n’y a plus aujourd’hui que tempête. On manque de calme, et l’on manque de curiosité. Personne ne s’écoute et plus personne ne peut se piffer.

Et pourtant – pourtant ! – il va bien falloir continuer de faire la France.

L’autre jour, je discutais avec le philosophe Marcel Gauchet. Je lui disais la mélancolie qui m’étreignait en tant que journaliste, en tant que citoyenne, et en tant que mère. "J’ai des enfants. Je suis inquiète pour eux. Je suis inquiète pour le pays." Ce à quoi Gauchet – qui voit plus haut que moi -, m’a répondu : "Vous avez raison de lier les deux : vos enfants et le pays. Dans une nation, pour que ça aille mieux pour ses enfants, il faut que ça aille mieux aussi pour ceux des autres."

Je crois que nous sommes là au cœur de ce qui ne va plus. Le grand malheur de notre époque est que les gens n’envisagent désormais leur sort comme un destin personnel. Chacun espère tirer son épingle du jeu "à l’échelle individuelle". Et chacun se convainc - notamment chez les winners des métropoles - que ce qui est bon pour lui est bon pour l’ensemble du pays, sans avoir l’honnêteté d’y regarder à deux fois.

La société demeure le seul chemin

En 1987, la première ministre britannique Margaret Thatcher déclarait : "La société, ça n’existe pas ! Il y a des hommes et des femmes individuels et des familles." Dire qu’elle s’en réjouissait. Notre époque n’a certes pas inventé l’égoïsme. Mais elle a érigé l’hyperindividualisme comme façon d’être au monde. Les liens organiques qui liaient les citoyens dans la société se sont défaits. Et la politique (ou ce qu’il en reste) ne parvient plus à construire sur ces nations en miettes.

Pourtant, la société demeure le seul chemin. Reconnaître que son destin dépend également de l’amélioration du destin de l’autre. Voilà quel devrait être la préoccupation de chaque citoyen quels que soient sa classe sociale, le lieu où il vit, sa couleur ou sa religion. Encore faut-il parfois croiser l’autre, et quand on le croise, avoir le sentiment de faire partie de la même Cité. Se sentir en fraternité.

Quant à la politique, elle doit urgemment cesser de proposer comme unique carburant la mobilisation de tous contre tous. Ecole, déserts médicaux, immigration, logement, protectionnisme, sécurité… Sur chaque sujet, il faut rouvrir les dossiers. Confronter les diagnostics. S’adresser à tous. Débattre. Trancher dans le sens de l’intérêt général sans avoir peur de heurter la sociologie de son propre électorat. Le général de Gaulle n’avait-il pas froissé le sien en annonçant en 1958 qu’il allait négocier avec le FLN et faire la paix en Algérie ? Réfléchir au bien commun. Réfléchir à l’intérêt général. Ça n’est pas qu’une affaire de bon sentiment ou de grandeur d’âme. C’est aussi la seule condition pour qu’une nation ait un sens. Parfois, la situation paraît désespérée, et l’on préférerait tout couper pour cultiver son jardin. C’est le risque du grand découragement. N’y cédons pas. Il y a toujours des aurores.

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