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Ceux qui acceptent le tragique et ceux qui ne l’acceptent pas

Le tragique a mauvaise réputation. Le philosophe Santiago Espinosa travaille à sa réhabilitation dans un livre.


Accident d’avion, de tondeuse, de trottinette, et le voilà qu’il ressurgit. Lui, c’est le tragique, mobilisé par la presse au moindre événement. C’est un peu contre ce lieu commun que Santiago Espinosa, philosophe originaire du Mexique et lauréat 2015 de la Bourse Cioran du Centre National du Livre, a écrit Le savoir tragique (édition Les belles lettres), essai court mais stimulant. Et aussi, contre une tradition philosophique, qui, par refus du tragique, veut imaginer des arrières-mondes consolateurs.

Choisis ton camp

C’est finalement une ligne de démarcation vieille d’environ 2 500 ans. D’un côté, les tragiques, les durs à mal, ceux qui n’ont rien demandé, mais qui sont là tout de même, et ne s’en plaignent pas pour autant. « Même au milieu des maux, accordez à vos âmes la joie que chaque jour vous offre », s’écrie Darios dans Les Perses. Ni optimistes, ni pessimistes, comme dans la chanson Exakt neutral du groupe allemand Deo. De l’autre, une tradition débutée par Socrate, prolongée par le christianisme et qui se termine ou bien par la niaise idéologie des indignés (l’auteur a rappelé à notre mémoire ce mouvement d’étudiants réclamants et animés par la lecture de Stéphane Hessel au début des années 2010), ou bien par celle de la guerre juste, menée au nom du bien, contre laquelle Carl Schmitt nous avait averti : « Ils sont vraiment inquiétants les exterminateurs qui se justifient par le fait qu’il faut exterminer les exterminateurs ». Selon eux, ce monde ne saurait être le monde réel ; il faut donc supposer qu’existe un autre monde, un « arrière-monde », caché derrière les nuages. D’un côté, les dramaturges tragiques, Machiavel, Hobbes, Nietzsche, Clément Rosset. De l’autre, Platon, Kierkegaard, Heidegger. L’auteur a choisi son camp, et se demande même quel est l’intérêt d’une philosophie du « devoir être », imprécise et floue. Au risque de retirer du programme de philo des lycéens trois-quarts de son contenu.

Car le tragique, dans l’ouvrage de Santiago Espinosa, n’est pas l’accident, la catastrophe, la tuile qui arrive sans prévenir, mais le temps qui passe, qui érode, effrite, affaisse toute chose. « L’ouvrage de nos mains n’est pas le seul à s’effriter, pas plus que l’œuvre élevée par l’homme à force de soin et d’adresse n’est la seule à subir les assauts du temps. Les sommets des montagnes s’affaissent. Des régions entières s’enfoncent. Certains lieux aujourd’hui recouverts par les flots ne voyaient même pas la mer […] Aujourd’hui debout, demain par terre : ainsi finissent toutes choses », écrivait Sénèque dans ses Lettres à Lucilius. Un extrait qu’avait peut-être lu Bilbo Le Hobbit, quand il répondit à cette énigme durant son périple : « Cette chose toutes choses dévore / Oiseaux, bêtes, arbres, fleurs / Elle ronge le fer, mord l’acier / Réduit les dures pierres en poudre ».

C’est encore plus beau quand c’est inutile

Si tout est tragique, si tout se vaut, n’est-ce pas une invitation à un je-m’en-foutisme généralisé, à l’indifférence face au mal ? Santiago Espinosa cite un passage provocateur du philosophe Clément Rosset, d’après lequel tout est tragique, « les pommes du jardin comme les enfants tués à Hiroshima ». Le tragique est tout ce qui arrive, il est le seul événement réel au monde, il n’y a pas d’événement non tragique. « Rien ne vaut rien. Il ne se passe jamais rien et cependant tout arrive. Mais cela est indifférent », griffonna Charles de Gaulle, en dédicace de ses Mémoires, lors de son voyage en Irlande, en 1969.

Pour échapper à l’aquoibonisme de ce constat, Santiago Espinosa appelle à la bravoure, à la joie héroïque, malgré l’absence de but, de tâche à accomplir, de pourquoi. Et aussi au salut par l’art. Non point l’art des artistes engagés, qui semblent agacer l’auteur autant que les indignados de la Puerta del Sol. Les œuvres d’art ne survivront pas non plus à l’usure physique, mais « l’acte créateur est […] addition au réel, vague ajoutée à l’océan, gratuite, sans arrière-pensée, sans prétention de modification de ce qui existe, moins encore de contestation ou d’indignation. Créer c’est faire être, donner l’existence, introduire dans le temps : enfanter. Et de même que les parents savent pertinemment de l’enfant qu’il mourra, de même l’artiste que son œuvre mourra tôt ou tard. L’activité trouve sa finalité en elle-même, dans un hommage rendu à l’existence, dans la joie de participer du réel. C’est cette joie que l’on trouve au cœur de l’acte créateur, insouciante de sa durée, joie qui rend « indifférent à la mort », comme l’écrit joliment Proust en même temps qu’elle est joie du réel retrouvé ».

136 pages

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