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“Val Abraham” de Manoel de Oliveira : l’ironie et la grâce en version longue et restaurée

Dans une version plus longue que l’original et restaurée, ressortie de l’un des plus beaux films du maître portugais du cinéma. Attention, chef-d’œuvre !

Val Abraham est l’un des plus beaux films, premièrement du grand cinéaste portugais Manoel de Oliveira, et deuxièmement de la Terre.

Une chaîne de chefs-d’œuvre

Il a d’abord pour caractéristique d’être l’adaptation cinématographique d’une adaptation littéraire de Madame Bovary de Gustave Flaubert (lui-même l’un des plus grands romans de la Terre, bien sûr) : Oliveira (1908-2015) demande à son amie et scénariste Agustina Bessa-Luís (elle a notamment écrit l’un des autres sommets de l’oeuvre d’Oliveira, Francisca), grande écrivaine portugaise, d’écrire un roman qui serait une version contemporaine (nous sommes au début des années 1990) de Madame Bovary. Le roman sort, fait parler de lui, Oliveira l’adapte pour le filmer.

Bovary au Portugal

Emma Bovary devient Ema Cardeano et vit dans les années 1960 dans la grande bourgeoisie catholique et provinciale du Nord du Portugal, au bord du Douro, dans une vallée imaginaire qu’Oliveira a baptisée d’un nom évidemment biblique. Une voix off à l’ironie malicieuse nous conte son histoire.

Encore adolescente, Ema fait l’admiration de tous·tes par sa beauté, en même temps qu’elle choque (la beauté étant “un scandale dans un monde qui est laid”, disait Jean Cocteau) : bien que boitant légèrement (ou grâce à cela), elle dégage un je-ne-sais quoi d’érotique, de “convulsif” (aurait dit André Breton) qui convainc tous ceux et toutes celles qu’elle rencontre qu’elle va faire tourner la tête de tous les hommes. Ce qui advient.

Ema se rend très vite compte de la séduction qu’elle exerce sur les hommes et en joue d’abord : elle aime aller se poster au bout de la propriété de son père, le long d’une rambarde en pierres qui surplombe une route dans un virage, et provoquer des accidents de voiture (scène très drôle).

Seulement, Ema (interprétée par l’actrice fétiche d’Oliveira, la géniale, sublime et fascinante Leonor Silveira, avec son sourire ambigu), l’adolescence passée, est devenue une romantique. Dans une scène sublime, elle se prépare lentement à aller retrouver son mari dans sa chambre pour faire l’amour avec lui, et cette préparation a tout d’une messe, d’un rituel de passage. Car elle s’est mariée avec un homme plus âgé qu’elle, le docteur Carlos de Paiva (Miguel Cintra, autre acteur-fétiche d’Oliveira), rencontré par hasard dans un restaurant. Mais elle vite déçu par cet homme sans romantisme aucun.

Romantisme mortel

Bientôt, elle va prendre des amants (dont l’un est interprété par un homme au visage en lame de couteau, l’exquis Diogo Dória, autre acteur-fétiche, etc.). Sous le regard de Ritinha (Isabel Ruth), une domestique de son père, sourde, mais qui sait tout, comprend tout. Seulement, les hommes ne sont pas très romantiques, eux, ou très rarement. Ils parlent beaucoup, énormément de l’amour, marivaudent, dissertent sur le sexe, sont trop fidèles ou pas assez. Les dialogues d’Oliveira sont denses, poétiques, lourds de sens.

Il y a un de tout, dans ce film qui date d’il y a plus de trente ans : des réflexions sur la nature que les êtres humains détruisent, sur l’androgynie originelle des femmes et des hommes, sur la démocratie, etc. qui font qu’il n’a pas du tout vieillit. Enfin, de l’aveu même de Manoel de Oliveira, c’est, comme tous ses films, un film sur l’agonie – paradoxe exquis de la part d’un homme qui vécut plus de 106 ans.

Ema, comme dans le roman de Flaubert, meurt évidemment à la fin, mais d’une manière totalement différente – que je ne divulguerai pas – de celle que choisit Emma.

Un chef-d’œuvre nécessaire

Son agonie réelle est plus courte que celle de madame Bovary, mais elle dure en réalité toute sa vie, en tout cas depuis le début du film, lorsque, adolescente, les adultes, femmes comme hommes, la regardent avec horreur et/ou concupiscence. La société la souille, abîme sa beauté, l’ennui de la province et de la bourgeoisie sans poésie, le désir des hommes la ternissent comme l’air ternit les couverts en argent. Le monde est trop dur pour ceux qui rêvent d’extases, d’épiphanies permanentes.

Son amour des maisons, de la nature, se flétrit peu à peu alors qu’elle n’a même pas quarante ans.
Oliveira, avec un respect permanent pour son personnage principal (Aurait-il dit : “Ema Paiva, c’est moi” ?), ne tourne que des plans fixes. Son montage se cale sur les cinq “clairs de lune” classiques (de Fauré, Strauss, Schumann, Debussy et Beethoven) et célèbres qu’il a choisis. Quand la caméra bouge (rarement), c’est pour des travellings dont la rareté font le prix, impressionnent, comme dans cette scène, vers la fin, où Ema, portant capeline, avance en écartant les oranges pour marcher entre les arbres. Que va-t-il donc se passer pour que des rails de travelling aient été déplacés ? Sûrement quelque chose d’important…

Val Abraham, né à nouveau aujourd’hui dans une version plus longue d’un quart d’heure et restaurée, est un sommet de la culture européenne, tout simplement : intelligent, romanesque, à la fois érotique, drôle, lyrique et cruel, il offre aussi, par sa beauté intense et folle, un doux bain de consolation pour le cœur des spectateur·ices

Val Abraham de Manoel de Oliveira. Avec Leonor Silveira, Luís Miguel Cintra et Diogo Dória. Reprise en salle le 10 juillet 2024.

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