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Les mille et une "morts" du front républicain : anatomie d’un emballement

Les mille et une

Si par bien des aspects il n’a plus rien de l’ancien Twitter, X permet encore de déterrer quelques vieilles pépites. Prenez cette vidéo postée par Emmanuel Macron le 26 avril 2017, soit onze jours avant le second tour qui l’oppose à Marine Le Pen. Le candidat lâche devant un parterre de journalistes : "Le jeu politico-médiatique a banalisé Marine Le Pen […]. Le front républicain n’existe plus en France, il n’est plus un réflexe de la classe politique". Quinze jours plus tard, le voilà porté à la fonction suprême avec 66,1 % des voix grâce à un report massif des électeurs de Jean-Luc Mélenchon, Benoît Hamon et dans une moindre mesure François Fillon. Cinq ans plus tard, match retour : Marine Le Pen améliore son score de 8 points (+ 2,5 millions d’électeurs), mais ce n’est pas suffisant. Macron est reconduit à l’Elysée avec une nouvelle fois un report des voix conséquent à gauche chez Mélenchon et Jadot mais aussi à droite chez Pécresse.

Un, deux et trois... 7 juillet 2024 au soir, la Macronie perd sa majorité mais, surprise, elle arrive en deuxième position devant le RN et fait bien mieux que prévu en nombre de sièges. Le "front républicain", encore lui, permet au président de sauver la face et un nombre de sièges inespéré. "Front républicain" dont le décès avait pourtant été annoncé à de nombreuses reprises dans cet entre-deux tours. Pas plus tard que la veille du scrutin, le sociologue Michel Wieviorka s’épanche dans le quotidien belge L’Echo : "L’idée de front républicain s’émousse, elle ne peut plus tenir. Le front républicain tient tant que le Rassemblement national peut être défini réellement et intégralement comme anti-républicain. Je ne dis pas que c’est un parti respectable, mais son discours est celui de la respectabilité, ce n’est pas un parti de fascistes violents.".

Si le front républicain n’a plus l’aspect ni la vigueur de celui qui a barré la route à Jean-Marie Le Pen en 2002, les résultats de dimanche soir le montrent : il a encore de beaux jours devant lui. Surtout à gauche (70 % des électeurs du NFP ont voté pour un candidat LR qui était opposé à un RN) et dans une importante proportion au centre (43 % des électeurs Ensemble du premier tour ont voté pour LFI au second tour, 19 % pour le RN, et 38 % ont choisi l’abstention ou un vote blanc ou nul). Un barrage, il est vrai, moins opérationnel à droite (29 % des électeurs LR et divers droite ont voté pour un NFP étiqueté PS quand 34 % lui ont préféré le RN).

Des données qui contrastent toutefois avec les résultats d’un sondage Odoxa relayé par la journaliste Apolline de Malherbe le 28 juin sur le plateau de Quotidien selon lequel les interrogés ont répondu vouloir faire barrage en premier lieu au NFP, suivi de Macron et en 3e position le RN, "qui n’est désormais plus le parti à qui on veut faire barrage", commente alors la présentatrice de la matinale de RMC. Deux jours plus tard, Céline Bracq, directrice générale de l’institut Odoxa en rajoute une couche : "le front républicain tel qu’on le définissait encore en 2022 est largement mort ", estime-t-elle dans un entretien à Ouest France. Avant toutefois de prendre quelques précautions : "Ce que peut espérer la gauche, c’est de faire en sorte d’empêcher le RN d’obtenir une majorité absolue. C’est ça l’enjeu. Maintenant, et même si le front républicain est très largement mort dans son esprit, il y a quand même des leaders à gauche qui appellent très clairement au désistement. Et ça complique nettement les choses pour le RN qui en cas de duel voit l’équation se resserrer". Le sociologue Luc Rouban assurait quant à lui dans un article publié dans Le Point le 4 juillet dernier : "Il n’est pas évident pour un électorat Insoumis de se déporter et voter pour celle qu’ils surnommaient Madame 49.3 [NDLR : référence à Elisabeth Borne, pourtant réélue dimanche soir après un désistement du candidat LFI]", ajoutant que des désistements des macronistes envers la gauche et inversement peuvent "avoir un phénomène de réaction négative. Beaucoup d’électeurs estiment que cela n’a aucun sens politique, que c’est l’alliance de la carpe et du lapin".

Une petite musique déjà présente lors des dernières européennes : ainsi le constitutionnaliste Benjamin Morel assurait-il le 10 juin sur Public Sénat à propos du "front républicain" : "tout nous montre depuis trois ans qu’il est mort". Or, s’il s’est largement effrité depuis 2002, peut-être est-il bon de rappeler que la moitié des sympathisants de gauche ont fait barrage à Marine Le Pen en 2022.

Quand Le Pen annonçait déjà la mort du front républicain en 2013

Comment dès lors expliquer l’enterrement quelque peu précoce de ce concept ? L’une des raisons tient peut-être au processus de normalisation du RN entamé sous Marine Le Pen en 2011 et accentué depuis les législatives de 2022, qui a probablement conduit à sous-estimer un élément clé de la dernière campagne : "avec ses sorties sur la binationalité, le RN a donné du carburant à une forme de rediabolisation relative de son offre politique", souligne ainsi le politologue Arnaud Benedetti dans un entretien à L’Express. Peut-être aussi nos oreilles se sont-elles accoutumées à un discours répété en boucle par la classe politique depuis une dizaine d’années, à commencer par Marine Le Pen, qui en 2013 déjà, lors de la législative partielle de Villeneuve-sur-Lot avait déclaré après le bon score réalisé par le candidat RN. : "le soi-disant ‘front républicain’ est mort". Lequel se rappellera pourtant à son bon souvenir deux ans plus tard lors des régionales. Premier tour : un score record laisse entrevoir la victoire dans quatre collectivités pour le parti frontiste. Face à "l’arnaque" du FN, le Premier ministre Manuel Valls relance le "front républicain", assurant qu’il n’y a aucune "hésitation" à voter à droite. Résultat : aucune région ne tombera dans l’escarcelle du parti d’extrême droite.

Six ans plus tard, advient la "mort" du front républicain à la sauce macroniste. "Mon intuition est que le front républicain est mort ou presque", pronostique Stéphane Séjourné après les régionales de 2021, partant du constat que le fait que la gauche se soit retirée purement et simplement six ans plus tôt n’a pas affaibli le parti de Marine Le Pen. La même année, alors que la majorité présidentielle et la droite nouent des accords avant le premier tour des régionales, le député LREM Pierre Person affirme que "le front républicain n’existe plus. […] Effacer nos différences avant même le combat électoral contribue à alimenter le complotisme et la logique antisystème du FN".

Les résultats du 7 juillet le confirment : l'idée du front républicain reste forte mais sa terminologie, retournée dans tous les sens ces dernières années, a été vidée de sa substance par les partis, à gauche aussi d’ailleurs. Jean-Luc Mélenchon a beau jeu d’avoir assuré au soir du 30 juin que LFI "retirerait" ses candidats arrivés en troisième position là où le RN était en tête, lui qui avait refusé au soir du premier tour de la dernière présidentielle d’appeler explicitement à voter pour le camp présidentiel face à Marine Le Pen : "Nous sommes loin des années 2000, d’un Le Pen au second tour […] Il faut renouveler le champ lexical, il faut trouver autre chose car ce mot a été totalement absorbé par des enjeux politiques qui n’ont plus rien à voir avec ce qui se passe aujourd’hui", analysait au lendemain des européennes la journaliste Sophie de Ravinel invitée de Public Sénat. Si l’on ne peut plus parler de front républicain comme en 2002 – auquel cas le RN n’aurait eu quasiment aucun député élu le 7 juillet - le politologue Jean-Yves Dormagen estimait récemment sur France Inter qu’"il en reste quelque chose d’un peu différent", à savoir "un front potentiel qui associe l’électorat de gauche et l’électorat des modérés et du centre, une sorte de front humaniste et démocrate".

Invité le 24 juin dernier pour une conférence sur le thème "Où va la France ?" à Paris, Bernard-Henri Lévy, lui, a appelé à imaginer "un front républicain pensé comme un contrat moral, philosophique autour d’idées fortes qui nous sont familières ici, l’idée de République, l’idée de laïcité ou l’idée de fraternité". Et non pas, a-t-il précisé, "une sorte de contrat minimal auquel on se résignerait pour aller vite et faire barrage".

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