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Un été littérature – 2) Littérature épistolaire

Poursuivons par une petite plongée dans la littérature épistolaire. Avec quelques véritables joyaux. Par Johan Rivalland

Vingt-quatre heures d’une femme sensible, de Constance de Salm

Constance de Palm (1767-1845) est un auteur injustement méconnu et oublié, pourtant intellectuelle hors pair, d’une culture exceptionnelle et féministe (dans le bon sens du terme) majeure puisqu’elle s’est battue pour le droit des femmes, en particulier dans le domaine de la création, à une époque où peu de femmes pouvaient prétendre à un tel rôle et une telle influence dans les salons cotés.

Auteur de nombreuses épîtres et autres dithyrambes, en vogue à son époque (celle d’Alexandre Dumas, Stendhal ou le marquis de La Fayette, entre autres, qui côtoyèrent son propre salon littéraire sous l’Empire), elle marqua son temps et connut une véritable reconnaissance. Mais le revers de la médaille en fut le reproche qui lui était fait « sur le ton sérieux et philosophique de la plupart de ses ouvrages », semblant manquer de cœur et de la sensibilité particulière qui, pourtant, caractérise la femme.

Ce roman constitue donc une réponse à ceux qui ne voyaient en elle que l’intellectuelle froide qu’elle pouvait paraître être à travers ses écrits.

« Je voulais donc, écrit-elle, par ces lettres, payer un nouveau tribut à l’usage, et prouver que le goût des ouvrages sérieux n’exclut en rien la sensibilité. J’avais même le projet (auquel j’ai renoncé) d’y ajouter une discussion, dans laquelle j’avançais, et c’est mon opinion, que la vraie sensibilité est une qualité trop belle et trop forte pour n’agir que sur les affections de l’âme ; que c’est elle aussi qui éclaire et agrandit l’esprit ; qu’elle n’est pas moins le foyer des idées élevées et philosophiques que des idées douces et tendres, et qu’elle en est même une condition nécessaire ».

Le résultat est parfaitement réussi, puisque cet ensemble de lettres imaginaires parvient magnifiquement à nous révéler les multiples facettes de l’âme féminine, sa sensibilité parfois à fleur de peau, tourmentée, complexe, voire en certains cas contradictoire. Car, précisons qu’il s’agit ici de lettres censées être écrites par une femme en plein tourment, prise d’une terrible jalousie destructrice, passant par de multiples phases assez chaotiques, recherchant une certaine objectivité mais victime de ses passions ravageuses.

Le tout dans un style remarquable, empruntant beaucoup à la forme subjonctive, qui constitue de mon point de vue le point fort du roman, ce qui m’attirait au premier chef.

Un roman qui a directement inspiré le Vingt-quatre heures de la vie d’une femme du grand Stefan Zweig.

Mais qui, mieux que l’auteur, peut résumer le sujet du livre ? Place donc à la princesse de Salm dans l’un de ses avant-propos :

« En développant dans chaque lettre un sentiment différent, en faisant passer tour à tour mon héroïne de l’excès de la jalousie à celui de la confiance, du désespoir à la tranquillité, du délire au raisonnement, de l’oubli de toutes les convenances à l’indignation de l’honneur, mon intention n’a pas été seulement de faire un tableau complet de cette multitude de vives sensations, qui sont, en quelque sorte, le secret des femmes, mais aussi de montrer jusqu’à quel point elles peuvent les égarer, et leur donner par là une utile et grande leçon ; et c’est ce que peu de lecteurs ont vu dans ce roman. La plupart, entraînés par le sujet, se sont laissé aller à partager les tendres agitations de mon héroïne, et ils sont arrivés ainsi à la fin de sa pénible journée, sans avoir pensé à se rendre compte du but moral que j’ai voulu donner à cet ouvrage ».

Car il faut bien dire que le livre fut un grand succès à l’époque.

Succès justifié qui mérite bien que l’auteur sorte de l’inconnu dans lequel elle semble avoir sombré, contrairement à sa contemporaine Madame de Staël.

— Constance de Salm, Vingt-quatre heures d’une femme sensible, Libretto, 176 pages.

 

De l’âme, de François Cheng

Très beau texte, mi-poétique, mi-philosophique, de François Cheng.

Sous une forme épistolaire, cet académicien plein de sagesse s’interroge avec profondeur sur les ressorts de l’âme. Il nous instruit tout à la fois de l’appréhension de cette notion, selon les religions et les différentes cultures à travers les siècles. Sur un sujet qui touche à la transcendance.

Le propos est réfléchi, d’une grande finesse, issu d’une longue méditation, celle d’un homme qui a vécu déjà une longue vie et s’est enrichi de nombreuses expériences, dont il nous conte certains passages particulièrement marquants qui touchent à l’âme au plus profond.

Distinguant l’âme du corps et de l’esprit, il s’intéresse au plus près à ce triptyque, les trois dimensions ainsi définies étant complémentaires et indissociables. Nous gratifiant de formules parfaitement évocatrices – « L’esprit raisonne, l’âme résonne », « L’esprit se meut, l’âme s’émeut », « L’esprit communique, l’âme communie » – il établit la différence essentielle entre âme et esprit, souvent assimilées.

Qu’il précise encore plus loin :

« L’âme, elle, a quelque chose d’originel, de natif, comportant une dimension inconsciente, insondable pour ainsi dire, qui la relie au mystère même qui à l’origine avait présidé à l’avènement de l’univers vivant. Si l’esprit aide le sujet à prendre conscience de la réalité de son âme, celle-ci recèle un état qui se situe en deçà – à moins que ce ne soit au-delà – du langage. Constituant la part la plus intime, la plus secrète, la plus inexprimable et dans le même temps, la plus vitale de chaque être, absolument spécifique à lui, elle demeure en lui dès avant sa naissance, cela jusqu’à son dernier souffle, entité irréductible et surtout irremplaçable […] l’âme est la marque indélébile de l’unicité de chaque personne humaine ».

L’âme revêt une dimension étendue, selon l’auteur, mais aussi intemporelle. En témoigne ce conseil : « Apprenons donc à ne pas nous étourdir de paroles vaines à longueur de jour, à ne pas céder au bruit du monde. Apprenons à entendre la basse continue ponctuant le chant natif qui est en nous, qui gît au tréfonds de l’âme. Cette âme, capable de résonner avec l’Âme universelle, peut nous étonner par sa vastitude insoupçonnée ».

François Cheng partage ainsi ses sentiments personnels, de même que la difficulté à appréhender cette notion relativement abstraite et complexe :

« Terreau des désirs et de la mémoire, l’âme est à mes yeux un mélange d’évidence et de mystère, d’une surprenante simplicité bien qu’en même temps d’une complexité effarante […] Et je constate que sa vaste géographie, aux confins flous, est impossible à délimiter ».

Un écrit magnifique, empreint de beauté, de méditation et de sagesse. Pour réfléchir sur nous-mêmes, sur ce qui nous constitue et qui nous dépasse. Loin des plus immédiats tracas du corps et du quotidien.

— François Cheng, De l’âme, Le livre de poche, novembre 2018, 192 pages.

 

Verbis, de Brigitte Banjean

Je ne peux m’empêcher d’être attiré par les livres qui parlent des livres. Mieux encore, le présent roman est un véritable hommage aux mots. S’il y est question de livres, il est plus question encore d’écriture, de choix et d’emploi des mots, de poésie, de profondeur, de sensibilité, ou encore d’amour et d’amitié.

Pour ceux qui les pratiquent et en font ou souhaiteraient en faire leurs compagnons privilégiés de tous les jours, les mots peuvent être une source de bonheur, de joies, d’attentions particulières, mais aussi susciter des maux, des tracas, parfois une certaine souffrance.

Rien de plus terrible que la situation de Sylvain, ce personnage confronté dans son couple à l’incompréhension totale de son épouse, qui ne veut pas entendre parler de plaisir des mots, ni ne peut en comprendre la motivation, et refuse l’idée d’assister au spectacle affligeant de son mari en compagnie simplement d’un livre. Encore moins l’idée de se livrer à l’usage des mots, par l’écriture.

Un crève-cœur pour ce facteur chargé chaque jour de transmettre avec bonheur les échanges de mots des autres sans se sentir lui-même autorisé à en explorer la moindre parcelle.

Car ce dont il va être question ici est d’un échange épistolaire sans arrière-pensées et sans autre plaisir que celui de manier avec délicatesse les mots. Avec profondeur.

D’autres personnages vont également composer cette histoire, occasion d’évoquer le bonheur de toute une vie que peuvent constituer les mots, mais aussi les souffrances auxquels ils peuvent donner lieu pour ceux qui les mettent au centre de leur existence : les lentes ou soudaines montées de l’inspiration, ou au contraire les pannes de celle-ci, les profondes perturbations physiques et psychologiques que peuvent parfois déclencher la mise en tension ou le défilement des heures passées à l’écriture, les satisfactions ou crises intérieures susceptibles d’être occasionnées.

Les thèmes liés à la recherche et à l’emploi des mots sont ici multiples, mais ils ne pouvaient être évoqués pleinement sans la profondeur et le talent de l’auteur, Brigitte Banjean, qui manie les mots à la perfection, ceux rares ou anciens comme ceux en usage dans la meilleure littérature.

On lit avec plaisir le fruit du travail minutieux de celle qui connaît son sujet et restitue avec vécu les ressentis liés à la lecture et l’écriture, ainsi que les originalités de la langue française.

Cette ode à la lecture et à l’écriture, accomplie à travers une histoire originale et des personnages attachants, mérite ainsi le plaisir du voyage. Même si certaines longueurs m’ont par moments un peu ennuyé. Mais peut-être était-ce ma propre disposition à ces moments-là qui était en cause, mon impatience à pouvoir me diriger vers d’autres lectures, en particulier les nombreux essais qui s’entassent à mes côtés, m’éloignant de certaines évocations de rêverie amoureuse ou de voyages, moi qui ai peu l’âme d’un poète.

— Brigitte Banjean, Verbis, Le livre de poche, 370 pages.

 

Lettre d’une inconnue, de Stefan Zweig

Il s’agit là de l’un de sommets de l’œuvre de Stefan Zweig. À tel point qu’en ont été tirés film, téléfilm et pièce de théâtre.

Une lettre absolument bouleversante, d’une grande pudeur et d’une intensité incroyable, dans un style ravissant et dont on pourrait authentiquement croire qu’elle est écrite par une femme, tant Stefan Zweig avait cette capacité à se projeter de manière parfaite dans la psychologie de ses personnages, y compris comme ici féminins.

L’histoire d’une femme tourmentée, sur le point de trépasser, quelques heures ou quelques jours après le décès de son enfant, suite à une très mauvaise grippe. Avant de disparaître, elle écrit une sorte de lettre testamentaire dans laquelle elle confie à un homme toute l’intensité de l’amour qu’elle lui a voué secrètement, sans qu’il le sache à aucun moment.

Cet amour a débuté à l’âge de treize ans, alors que lui en avait vingt-cinq. Il venait d’emménager dans l’appartement voisin, sur le même palier. Homme de lettres très cultivé, riche et austère, et tout à la fois enjoué, ayant le sens de la fête et accumulant les conquêtes féminines, tout l’opposait à cette jeune adolescente, vivant recluse avec sa mère devenue veuve très tôt, vivant toutes les deux dans une certaine pauvreté.

Toute la force de cette lettre se trouve dans l’expression de la pureté absolue de cet amour originel, qui va demeurer intact au fil des années et des péripéties qui vont venir agrémenter ce brûlant secret (si je me réfère au titre d’une autre nouvelle de l’auteur autrichien).

Un amour résolu et hors du commun, touchant à l’obsession extrême, tant cette jeune femme voue sa vie entière à cet amour obsédant.

— Stefan Zweig, Lettre d’une inconnue, Stock, 120 pages.

 

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